jeudi 5 juillet 2012

Enfin, libre

Hier, c'était notre fête de l'indépendance. Aujourd'hui, c'est le premier moment où j'ai assez de liberté d'écrire enfin dans ce blogue. Je dois dire que ce n'est pas uniquement la liberté dont j'ai manqué—plutôt c'est aussi une absence d'autres choses à faire. Mais voilà, je suis libre, juste comme ça.

Pas de travail, je fais le pont. Pas d'articles à lire pour les correspondances, j'en ai tout lu. Pas de devoirs à remplir à la maison, je suis tout seul. Aucun besoin corporel, de l'exercice suivi d'un petit somme voluptueux sur le canapé m'ont bien comblé et les deux ensemble ont chassé et banni le stress pour l'instant. Aucun livre à lire, déjà lu Le Malade Imaginaire pour la discussion de ce dimanche avec l'association que j'essaie d'animer. Aucun courriel à écrire, tout le monde qui veut correspondre ou avoir des nouvelles a un courriel dans leur boîte qui reste sans réponse. Je flotte dans le vide du temps et de l'espace pour l'instant. Néanmoins, j'entrevois à l'horizon de nouveaux devoirs. Cette liberté sera très fugace. D'ici demain elle pourrait s'évanouir. Déjà je me sens un peu las ou nerveux d'écrire au lieu de chasser par un divertissement quelconque l'ennui de la liberté.

Ouf ! Sacré téléphone ! Que la peste étouffe les compagnies d'appels anonymes ! Chaque jour ils nous appellent au moins quatre fois. Cette vie qui rend la paix introuvable ! Que le gouvernement muselle ces chiens au lieu de les laisser nous casser les oreilles !

Désolé. Tant de distractions dans cette vie.

Vous savez que j'ai du mal à écrire dans ce blogue. J'ai cherché pendant un an de trouver une remède. Je me sentais en manque de contact réel ce qui m'a emmené à chercher des distractions virtuelles. Mais les distractions virtuelles ne sont forcément ni loisir ni détente, mais parfois elles en provoquent de l'étourderie. J'ai essayé de me maintenir en contact avec mes amis par une correspondance. Je pensais que cette écriture me ferait conjurer la présence de mon amitié par l'écrit. Cela marche plus ou moins, mais, mes amis, ils ont leur travail, carrière, enfants. Ils n'ont pas souvent le temps de répondre et s'ils le font, j'imagine qu'ils ont oublié comment et pourquoi on écrit. Ils ont également leur maison, épouse, loisirs, vacances, projets, amis, liens de parenté, journaux.

Attendez ! Amis ? L'un a ses amis, mais c'est plutôt les amis de sa femme; les autres, je n'en sais rien. Beaucoup de monde aux États-Unis sont très isolés. Et les amis de mes amis qui ne me parlent plus ? Je n'en ai pas aucune idée. Deux sont à Washington. Je pense que l'un parle seulement aux contacts de commerce. L'autre est retourné d'Azerbaïdjan il y a un an. Il ne m'en a pas dit un seul mot. Quelle ironie d'avoir passé toutes ces années après l'université dans leur compagnie et maintenant, rien. Le troisième est professeur à Barnard. Marié, deux enfants. Il n'a pas de temps et par ailleurs je ne vais plus à la ville de New York. Par contre je suis presque certain qu'il passerait un après-midi avec moi, si je lui annonçais une visite. Hélas en imaginant cette rencontre je crains que le temps ne passe trop vite. Garderions-nous assez du ancien soi pour être reconnu ? Serions-nous perdus dans notre liberté ou accablés par les soucis ? Suis-je devenu trop anti- et lui trop post-moderne ?

Liens de parenté ? L'un, qui a les amis de sa femme, il a sa mère et ses deux frères qu'il adore et je les adore aussi. Un autre a perdu ses parents, mais il est le sixième fils d'une famille de sept enfants. Imaginez la foule de cousins, de nièces, de neveux, de frères et de sœurs qui se réunit dans leurs réunions. Encore un autre qui habite dans le Connecticut déteste sa mère, parce qu'elle le battait comme un chien. Un autre de Philadelphie relativise la folie de sa mère et la faiblesse de son père. Plus le temps passe, plus il en est écœuré, malgré la peine de s'admettre la perte de sens dans la relation. Même chose pour une amie de Massachusetts. Quand je la vois, une partie de nos conversations gravite en orbite autour de sa sœur jumelle folle et ma mère avare folle et féministe, père lâche conservateur, belle-mère verbalement violente, frère méchant et ultralibéral et frère fou lâche et aussi communiste que matérialiste, avare et égoïste. Tous ensemble, s'il existe un lien familial, une famille machiavélique qui dénie tout machiavélisme. Donc une famille normale ?

Et les journaux ? Personne ne les lit. Citer un article de Le Monde, New York Times, Guardian, Marianne, Télérama, Burlington Free Press, Le Devoir du Canada, New York Review of Books, The New Yorker, Sud Ouest (pas mal ce journal), Courrier International, Presseurop, c'est comme annoncer qu'on avait toujours dissimulé l'apparence et l'accent martien. Dire « j'ai lu dans Le Monde que... », c'est jeter la confusion dans l'esprit. « Mais j'étais en train de parler pour la mainte fois de mon fils. Qu'est-ce que c'est que ce "Le Monde" ? Tu parles français ? » Et c'est presque la même chose pour la plupart de mes correspondants. Ils se déclinent selon leur ouverture à l'actualité—allergique, en très petites doses, vite accablée par la lecture comme si elle est un boulet au pied, tendancieux, et par miracle pure, ouverte à tout.

Et voilà, toute ma liberté s'est évanouie. Un rendez-vous avec une correspondante sur Skype commence. Comme elle est en retard, j'ai juste un instant pour conclure. J'imaginais ce billet comme tout à fait différent que celui-ci. J'avais en tête des bribes de Rousseau et de Molière. Je pensais mêler une description des contraintes si horribles du travail que l'on se pense privé à perpétuité de toute liberté. Par contre, rien de cela ici. J'ai plutôt vagabondé à travers l'état de ma liberté en toute liberté et j'ai fini par écrire de l'amitié, la famille et les journaux. Ne feraient-ils pas partie intégrante de notre liberté ? Ne nous sentirions-nous beaucoup plus libres si on faisait confiance à l'amitié, les relations familiales et ceux qui écrivent les nouvelles ?