vendredi 19 novembre 2010

La symphonie des mots

Ce mercredi matin Philippe Cassard a présenté la première de deux émissions consacrés au cycle de lieders de Schumann. La première fois que j'ai écouté son programme, il y a deux ans, il parlait du cycle des lieders de Schubert. Les deux musiciens ont été inspirés de la même source, les lieders de Heinrich Heine, le célèbre poète romantique. Ses lieders, inspirés de son amour profondément malheureux, racontent l'histoire d'un jeune homme qui commence un voyage qui n'est que le début de sa fin. Dénié de l'amour de sa bien-aimée, il vagabonde dans le forêt et la neige en plein hiver. Il n'a ni présent ni avenir, juste un passé qui le tourmente, un passé que Heine fait écho dans ses lieders qui font écho dans la musique de Schubert et de Schumann.

Peut-être un discours sur la musique semblerait avoir le moindre d'intérêt. Une fois quelqu'un m'a surpris au travail à écouter l'émission. Dans son accent blasé californien, il m'a demandé « Oh, qu'est-ce que c'est ? C'est en français ? Oh, man, tu dois trouver une émission la plus prétentieuse et l'écouter très fort. Cela serait très drôle. » Je lui ai dit qu'en fait, l'émission était bien prétentieuse. Philippe Cassard prétend de nous donner une leçon de musique. Il nous instruit comment écouter la musique, où chercher les nuances, pourquoi il faut jouer cette mélodie doucement et lentement plutôt que fort et vite. Il traduit tous les symboles musicaux en sentiment, couleur, humeur et lumière. « Et mon cher ami, c'est merveilleux, » je lui ai expliqué, mais il ne pouvait pas comprendre ce que je voulais dire. « Non, je veux dire que tu dois trouver quelque chose de très, très prétentieux en français. Cela serait du fun. »

J'ai dû laisser tomber mon admiration de Philippe Cassard. Quelquefois il est impossible d'être prétentieux aux États-Unis, même si la prétention n'est que l'intention de vagabonder un peu à travers l'univers culturel. Mais dès qu'il me quitte j'y plonge à nouveau.

Pour savourer mieux une phrase mélodique, Philippe Cassard la joue plusieurs fois pour mettre en scène les nuances indiquées par le compositeur. Une fois normalement, une fois en ignorant les nuances, encore une fois en soulignant les nuances, et finalement pour enfoncer le clou. En savourant mieux la phrase, je suis ébahi du trésor subtil et complexe enseveli dans la mélodie. Sans M. Cassard, il me faudrait plus d'une tête, plus d'une seule vie pour entendre comme lui. J'ai essayé de jouer à la guitare. Je singeais les mouvements nécessaires pour faire sonner les notes sur les pages de musique de Sor, Tarréga, Carcassi, et Villa-Lobos tout en ignorant exprès les nuances. Je pensais que si on jouait correctement les notes, ce qui n'était jamais facile, on arriverait. M. Cassard, si prétentieux, si méchant envers les dilettantes m'a ouvert les yeux, les oreilles et l'esprit. Il révèle couche après couche, subtilité après subtilité, et détail après détail. Il transforme les notes en être sensuel. Et ensuite il ajoute dans les notes le sentiment et la douleur du poème. Et moi, je commence à sentir que la musique et les mots partagent, échangent, résonnent et expriment une chose éminemment prétentieuse, une chose divine, intangible et extraordinaire — l'infinité de notre cœur humain.

En présence d'un tel génie, je me demande comment il a su choisir les notes, les arranger, tailler cette ligne-ci et laisser pousser celle-là, faire sonner plus fort une mélodie et chanter doucement les autres, comment il a su résonner des notes pour nous faire peur, mélancolique, ou heureux. Pourquoi est-il qu'un écho d'une mélodie est comme un souvenir lointain ? Et si l’écho va en crescendo, pourquoi est-ce que le souvenir semble nous troubler ? si l’écho persiste, pourquoi nous nous sentons hanté ? C'est comme si le compositeur a pu sonder le fondement de nos cœurs par quelques notes qui flottent dans l'air.

Miracle, merveille, mystère.

Et voilà nous sommes vendredi. Je voulais terminer ce billet hier. Je voulais terminer un autre billet mercredi, mais j'ai dû l'abandonner, faute d’enthousiasme. C'est..., j'ai juste encore une idée à écrire. Je cherche les mots qui conviennent, mais où sont-ils ? Et quand je les trouve, comment les mettre en ordre ? Dois-je les garder ? Écrire une série de questions ? Résonnerait-elle comme je veux le faire résonner ?

La mystère, c'est savoir comment les notes résonneront dans les oreilles des autres. La tentation est trop grande de se dire « Et bien, cela me va. J'ai plus ou moins chanté toutes les notes. Si le public ne l'aime pas, c'est leur problème. » Cette tentation mène à l'isolement.

La merveille, c'est le parfum, la lumière, la couleur et la sensualité dont les notes, sans corps, nous rappellent.

Le miracle, c'est l’écho qui persiste en nous longtemps après que la musique a été chantée.

Une dernière chose avant de vous quitter. Récemment une personne a laissé entendre que la vie lui a privé d'un avenir. Un jour plus tard, elle a précisé d'avoir bien choisi son chemin. Moi, j'ai pensé que la précision n'était pas nécessaire. Tous les notes qu'elle a fait sonner, m'ont déjà dit le nécessaire, sans le dire explicitement, qu'il serait impossible de lui priver de son avenir voulu. C'est la nuance de ses mots qui me l'a dit.

Et nous, ceux qui écrivent ou juste parlent pour s'approcher de la mystère, la merveille et le miracle, serait-il que nous, ensemble, composions une symphonie des mots ?

J'aimerais bien penser oui.

9 commentaires:

Caro a dit…

Et ces mots qui parfois n'arrivent pas à dire ce qu'il ya en dedans de nous. Sont-ils vraiment de le début d'une symphonie?

Colo a dit…

Bonsoir Go, en musique, comme au théâtre d'ailleurs, le talent réside dans la nuance d'interprétation, tu l'expliques si bien!
Pour l'écriture c'est différent: l'écrivain est le compositeur, le lecteur étant l'interprète...tu es d'accord?
(As-tu jamais entendu Fabrice Lucchini réciter les Fables de J. de la Fontaine? C'est un peu mieux que quand je les lis moi à mes élèves!!!hihihi)
Bonne semaine, amicalement.

Ren a dit…

@Caro, les mots qui ne sonnent pas font des pauses dans la symphonie. Il faut du silence parfois pour faire de la musique. S'il tu veux composer une autre mélodie, écoute les mots qui n'arrivent pas, l'artiste dans toi peut les chanter, si tu le veux.

Bonsoir Colo ! Merci. Peut-être c'est différent. Philippe Cassard dit du musicien « si la mayonnaise ne prend pas, c'est un désastre », c'est-à-dire s'il le joue mal, l'intérêt est nul, mais en quelque sort il faut que l'auditeur fasse l'effort de s'engager dans l'interprétation de l'artiste. En effet, l'auditeur doit devenir aussi l'interprète, sinon la mayonnaise, peut-être elle prendrait, mais le goût sera insipide...

Quant à Fabrice Lucchini, je l'ai entendu parler de Philippe Muray une fois, mais je ne savais pas qu'il a récité les fables de la Fontaine. Il est cigale donc. :)

Anonyme a dit…

bonjour Go. j'aime l'écho de tes mots : c'est ta vie intérieure que tu mets dans ton écoute. Ce n'est pas de la prétention, mais beaucoup d'amour.
puis-je te corriger une phrase (que j'aime beaucoup) : "Le miracle, c'est l’écho qui persiste dans nous loin après que la musique a été chantée" = le miracle, c'est l'écho qui persiste EN nous LONGTEMPS après que la musique a été chantée.
peut-on apprécier quand même la musique si on ne la comprends pas. c'est mon cas, je n'entends sûrement pas toutes les nuances et je trouve ça dommage. J'avais un ami musicien qui m'aidais quelques fois à écouter. j'aimais cela. je ne sais pas pourquoi, il pensait toujours m'ennuyer quand il se lançait dans ses explications passionnées. Il se sentait "prétentieux" peut-être. comme c'est dommage d'avoir honte de partager ses connaissances. il fallait que j'insiste et que je le rassure, pour qu'il ne se censure pas....

Ren a dit…

Bonsoir Carole, merci pour l'aide ! Moi, je préfère écrire bien pour qu'on puisse me comprendre facilement. La musique classique, c'est comme le théâtre ou la littérature, plus qu'on y participe, plus qu'on écoute, plus que l'expérience débouche sur un nouvel horizon et plus qu'on peut entendre les échos. Merci de ta visite.

Delphine a dit…

Go, j'ai lu ton billet d'un trait et sans doute passerai-je outre bien des nuances, mais je reviendrai le lire plus tranquillement. Je l'ai aimé car il reprend beaucoup de choses qui comptent profondément pour moi. Il y a quelques années, la 3 (belge) diffusait une émission de musique classique qui consistait à présenter différentes interprétations d'un même morceau (joué ou chanté). Une école extraordinaire pour moi, amatrice non éclairée. Je ne sais si elle existe encore, si c'est le cas, ce doit être pendant mes heures de bureau :-( Tu sais comme les correspondances me sont chères! Et tu as raison, quand on arrive à une entente parfaite entre les couleurs, odeurs, musique et mots, on touche du bout des doigts la grandeur de l'âme humaine et sa divinité; l'écho de celle-ci que tu évoques si bien. Et j'aimerais partager cette symphonie avec toi et nos d'amis qui nous comprennent.

Ren a dit…

Bonjour Delphine, les heures de travail, elles sont souvent incompatibles avec la recherche des résonances profondes, donc je te donne ces notes ♫ :)

Edmée De Xhavée a dit…

Ca fait trois fois que je viens sur ton site, mais ne laisse pas de commentaire car ....je n'ai rien à dire sur ce sujet. Musique, connais pas assez ...

Ren a dit…

Bonjour Edmée, ce n'est pas grave. Que tu me rendes visite, c'est de la musique pour moi. :) A bientôt.