dimanche 23 décembre 2012

Le progrès public pudique

Samedi matin, c'est le temps de parler avec mon ami M. Vittel.

« Bonjour Go. J'ai choisi l'article No Lifeguard on Duty (Le surveillant de baignade n'est pas de service). C'est très drôle. » Et ensuite il a lu la première phrase, « "Les bagarres récentes, les agressions contre les surveillants de baignade et une défécation dans et autour de la piscine du parc McCarren à Brooklyn New York nous rappellent que loin d'être une oasis sereine, une piscine publique est une boîte de Pétri qui déborde d'une barbarie légère." »

« Oui » a-t-il dit, « les êtres humains sont sauvages. »

Selon l'écrivain et M. Vittel, notre côté sauvage sort quand nous sommes vulnérable, presque nu et plongé dans un élément naturel.

J'ai fait un appel en faveur de notre humanité, « Mais, l'image d'une boîte de Pétri est un peu sévère. L'écrivain Leanne Shapton nous assimile à des microbes, hein. Soit. Continue. Mais attend ! Et les nudistes, » ai-je demandé, « ils seraient donc les plus sauvages ? »

A ma grande surprise, ils sont les plus civilisés parce qu'ils sont au naturel et civilisés à la fois. Malheureusement ils doivent se tenir à l'écart des yeux sauvages, comme les nôtres. Nous ne sommes ni assez sophistiqués ni adultes d'harmoniser les deux extrêmes. Le seul bémol chez les nudistes ? C'est que leur liberté est privée. En public les sauvages se revêtissent civilisés et se découvrent barbares, faute de bonnes moeurs.

Et c'était toujours comme ça. A l'époque romaine dans les bains de Bath, Angleterre, les baigneurs ont prié aux dieux de punir la personne qui a volé leurs affaires alors qu'ils baignaient. Un malheureux a gravé cette phrase dans une plaque des malédictions, "A Minerve la déesse de Sulis j'ai donné le voleur qui a volé ma houppelande, soit esclave soit libre, homme ou femme. Il ne rachètera pas ce don sauf avec de son propre sang."

« Oh là là ! » s'est écrié M. Vittel. « Quel barbarie ! »

« Ah ! » ai-je ri, « On savait maudire jadis. Oui, le vol est abominable. Par contre, ce qui se passe à Brooklyn, c'est tout d'autre chose. Bagarres, agressions, défécation dans une espace publique ! A Baltimore il y a parfois des meurtres. Dans mon voisinage il y a une piscine publique, mais je n'y vais plus. Après avoir vu plusieurs casiers cassés, je crains qu'au retour de la piscine je ne trouve le mien fracassé et pillé. Imagine-toi, presque nu, sans clefs, sans portefeuille devant un casier tout vide. Tu vas à la piscine ? »

Depuis longtemps M. Vittel n'y va plus. Il a peur des microbes.

L'écrivain a ensuite blâmé la tension sexuelle pour les inconvénients au bord d'une piscine. N'empêche que quand elle avait 13 ans, une fille, pas un garçon surexcité, a volé son sweat-shirt rose favori pendant une rencontre de natation. La chair exposée excitera le sexe de l'autre sexe. Oui, c'est vrai, c'est un fait, donc il faut séparer les hommes et les femmes. En Suède, le pays où tout se passe très bien et beaucoup mieux quand tout ne s'arrange pas parfaitement pour l'écrivain, les femmes pataugent gentiment dans leur dambadet et les hommes nagent très bruyamment dans leur herrbadet. Une solution idéale donc. N'empêche que la plupart des Suédois se soulagent dans les toilettes unisexes.

A ce point nous étions d'accord tout de suite. « Il est ridicule de penser ainsi. Comment un retour à la ségrégation des sexes améliorerait-il la situation ? D'ailleurs l'écrivain pense que la ségrégation à la suédoise est une invention moderne tandis que la ségrégation de n'importe quel pays est aussi vieille que les pierres. C'est en mélangeant les sexes à l'école et au travail que l'on a réduit les préjugés sexistes. Et maintenant cette femme veut se tenir à l'écart pour promouvoir quoi ? Son propre sexisme ? Son propre colon nudiste ?

« Bien sûr, si on ne voit que la barbarie chez l'autre on finira par ériger des barrières, mais n'y a-t-il pas d'autres remèdes sauf l'exclusion et la privatisation ? Il est drôle que vêtus nous ayons fait tant de progrès tandis que le progrès recule en se dévêtant. Cette femme ne veut que limiter la tension sexuelle, la gêne et l'embarras. Elle va finir par nous étouffer dans un confort douillet. »

En écrivant ces lignes je regrette de ne pas avoir pensé aux femmes de Femmen. Leur nudité représente-t-elle un progrès ou juste une provocation ?

Revenons à notre histoire.

A Toronto l'été dernier, il y avait une vague d'intrusions dans les piscines publiques et privés. Les jeunes Canadiens escaladaient les clôtures pour y faire la fête. Ils buvaient, fumaient et plongeaient dans les piscines avant d'être chassés par la police. L'écrivain les a appelés intrus, malfrats, mauvais enfants. Et puis dans la prochaine paragraphe elle a écrit d'avoir fait pareil avec deux garçons dans sa jeunesse. Et voilà elle était jeune aussi, quasi nue, intruse, joyeuse et accompagnée de deux jeunes garçons. Elle se souvient de cette nuit comme la plus douce baignade de sa vie.

« Ah ! » M. Vittel a soupiré, « C'est génial. »

J'ai eu la même réaction. Les dernières lignes étaient comme un répit après une longue tirade. Si je n'étais pas tellement heureux de retrouver un peu d'humanité dans la chute du texte, j'aurais dit « Bobo typique ! Quand elle était jeune, elle était rebelle. Elle enfreignait les règlements, nageait presque nue et entourée de deux garçons, et maintenant qu'elle est "adulte" tous les hommes sont des animaux en rut et la société humaine est une boîte de Pétri débordante de sauvagerie. Bien sûr, je préfère sa nostalgie d'un temps plus innocent à la première partie de sa chronique où tout bonheur est privatisé, stérilisé et ségrégué et le mal partout. »

Nous sommes arrivé à la fin de l'article en anglais et au début de notre conversation en français.

« Puisque nous avons parlé des piscines américaines et canadiennes, si nous parlions des Eaux-Bonnes, l'ex-bien nommée ? » J'ai ensuite lu, « "Un village de bergers, une station thermale, des pistes de ski... La commune des Eaux-Bonnes (Pyrénées-Atlantiques) a déjà connu trois vies successives... (et) le bourg central, au fond de la vallée n'en finit pas de ruminer son sort perdu de villégiature à la mode."

« Tu connais Eaux-Bonnes ? Tu vas aux stations thermales ? »

Quand il était jeune ses parents lui amenaient au Sud pour faire du ski.

« Eaux-Bonnes, » j'ai continué, « la bien nommée, ressemble, de nos jours, à un décor de carton-pâte, une mise en scène montée pour les besoins d'un tournage. Des immeubles haussmanniens, balcons en fer forgé réglementaires au deuxième étage et mansardes émergeant d'une toiture en ardoise, posent, incongrus, au beau milieu de la montagne pyrénéenne... Les vertus des eaux du Valentin, un ruisseau qui se jette dans le gave d'Ossau, furent reconnues dès le XVIe siècle. Une vache blessée à la patte chemina dans le cours d'eau et en fut immédiatement guérie. »

En bref, Eaux-Bonnes appartient à une époque où régnait une autre civilisation basée sur la guerre, la majesté architecturale de Paris, et une animation excessive et débordante. La ville a été construite autour de ces eaux en raison des soins destinés aux soldats commotionnés. Ses squares coquets semblent directement importé des plus chics arrondissements de Paris et son Hôtel des Princes rappelle encore la splendeur passée. Ses hôtels chics accueillaient une clientèle huppée comme Sarah Bernhardt et Rosa Bonheur et ses taules ont été bondé d'une foule dont Eugène Delacroix se plaignait souvent.

Le sens de cet article par rapport au premier nous a échappé voire nous a dépaysé comme l'invasion parisienne a dépaysé les villageois pyrénéens. M. Vittel avait dans sa gorge un brin de nostalgie mêlé d'une pincée de résignation. J'ai imaginé le goût de ce temps, les jeux et les spectacles organisés par les hôtels, les odeurs émanant des restaurants, les grands halls où tout le monde dînaient ensemble, familles, couples, enfants, amis de familles, de couples, rires, sourires, codes, règles, libertés. Et la foule, j'ai imaginé la joie d'être entouré des autres dans les rues et dans les spectacles. Je voulais demander, « Est-ce que nous vivons vraiment mieux aujourd'hui ? » mais j'ai vite passé à l'article L'éclairage artificiel de nuit favoriserait la dépression dont il résistait la conclusion, « le progrès nous rend nerveux et apathique. »

Le soir j'ai éteint tous les appareils clignotants dans la chambre.

Ce voyage aux stations thermales m'a montré qu'il existe un point mort entre notre époque et le passé. Ce n'est pas par la ségrégation, la nudité, la sauvagerie, les transgressions ni la sécurité qu'on en sortira, mais par l'engagement spontané avec autrui. Malgré toutes les fautes du passé, et vous savez très bien que nous nous extasions en les énumérant l'une après l'autre, serait-il possible que l'on pouvait plonger et se perdre dans l'entassement naturel et désordonné de la foule ? Si ce n'était pas le cas, est-ce que nous construisons un monde où ce serait possible ou souhaitable ? Au moins avons-nous encore le courage de côtoyer notre voisin au lieu de lécher de doigt tout le temps notre appareil informatique ? Dans le premier article un femme rêve d'une mixité des sexes, du désordre joyeux et du progrès spontané mais, en revanche, elle cherchait la ségrégation, l'ordre et un progrès par calcul. Dans le second on regardait en arrière en notant une splendeur passée.

Est-ce un espoir que le premier prône un retour au passé par le biais de prétendre que l'adoption d'une pratique aussi vieille que les herrbadets et dambadets serait un progrès ?

C'est-à-dire un progrès public pudique.

mercredi 12 décembre 2012

L'ascenseur de l'âme

« Si l'ascenseur est un symbole du progrès urbain, il faut noter bien que le progrès peut nous faire chuter et monter à son aise. » —Ren du Braque
« Les Japonais s'adonnent avec passion au shinryoku, "la balade en forêt". » En lisant la première phrase de notre deuxième article M. Nauphouture et moi étions transportés loin de notre querelle sur les espoirs désespérants de l'amour et du mariage et loin surtout de la révolution.

Je ne sais pourquoi j'ai choisi cet article. D'habitude mon choix va de pair avec le sien. Par exemple il y a une semaine il a lu un article sur l'amitié introuvable chez les trentenaires et les quadras; moi, un article sur la découverte après la deuxième guerre mondiale d'une amitié indicible entre un couple juif et un couple nazi. Nous suivons les mêmes balancements dans notre conversation hebdomadaire. Le Parisien dans le monde américain rejette le texte. Il se rebiffe. Il dit non, non, non. L'Américain qui lit Le Monde trouve un texte sublime et retrouve l'équilibre entre les deux rives de l'atlantique. Cette fois-ci il semblait que notre différend ne serait jamais résolue, toujours enfouie dans le non-dit, mais vous savez le vieux proverbe. Chasser la nature, elle revient au galop.

L'article parlait de l'écopsychologie, une discipline née dans la contre-culture, l'antiracisme, l'écologie, et la psychologie humaniste qui postule que notre bien-être est fort lié à la nature.

« Alors ! » s'est-il exclamé, « La contre-culture, bien, bien. L'antiracisme, très bien. Mais c'est avec un 'c' minuscule, cette contre-culture. » Selon lui la vraie contre-culture représente la vie urbaine, les villes, la rébellion. La nature, c'est une fuite. Ce n'est pas pour tout le monde, donc c'est pour les bobos.

« Lis la prochaine paragraphe ! » j'ai protesté. « Si, si. La nature est importante. Il dit ici que "(les) salariés dont la fenêtre donne sur des arbres et des fleurs estiment leur travail moins stressant que ceux qui ont une vue sur des constructions urbaines". Je trouve cela bien vrai. Par ma fenêtre, je ne vois que du béton, des bâtiments moches et des voitures. Presque chaque mois il y a une alerte à la bombe. Quelle stupidité urbaine et déhumanisante ! Pour m'empêcher de devenir fou, je baisse le store pour bien fuir la ville et m'enfermer dans ma cage. Ben, je suis d'accord avec toi. C'est une fuite, mais une fuite bien nécessaire. »

Lui a dit qu'il n'avait pas besoin de nature. Il regardait les toits de Paris. La vie offerte aux hommes par la science et la civilisation se trouve dans les grandes villes. Et comment pouvais-je m'opposer à Paris ?

« Oui c'est vrai, mais Paris a de la beauté, il a des jardins sublimes, des lieux où on peut échapper ... aux stimulations sensorielles fortes et récurrentes, ce qui entraîne un stress accru. Et cette beauté, c'est une révolution, n'est-ce pas ? Si tu ne le penses pas, viens à Washington et regarde par ma fenêtre ! »

Il tenait à sa révolution. Il n'a jamais cédé, mais sa révolution n'était pas aussi forte qu'avant et il a concédé que Paris était beau.

 Ensuite nous nous sommes plongé dans le coeur de l'article. "(Ce désir) de nature... nous reconnecte avec la part de "sauvage"... en nous. Il nous renvoie aux parties les plus pulsionnelles et indomptées... C'est l'élan vital qui échappe à notre contrôle... Une sorte d'énergie à l'état pur."

« Et nous revoilà au sein de notre premier article, mon ami. La nature, cet élan vital, n'est-il pas essentiel ? N'est-il pas notre amour ? Cette femme gâtée, elle voulait tout contrôler et en faisant elle a détruit son désir. Si elle avait cherché le naturel au lieu de préférer et justifier cette vie hyperbranchée, elle aurait eu plus de chance de marier ses pulsions et ses souhaits. »

A ce point, il m'a surpris en disant que les pulsions et le côté sauvage ne sont pas civilisés. C'est plutôt comme ce barjo de Sète qui a tiré sur ses voisins pour avoir fait la fête. Quoi dire ? Ces pulsions qui font partie à notre nature, elles me font peur parfois. Je me demande souvent qui contrôle quoi chez moi. Je vois, moi, un plouc arraché de la nature depuis l'âge de 18 ans, dans la nature une remède contre les stress de la ville. Il avait une vision grandiose de la civilisation et des accomplissements de l'homme. Je partage cette vision, mais en chemin aux grandeurs civilisées, l'homme s'est quelquefois égaré de la route.

Égarés nous-mêmes, nous avons continué et trouvé un passage exquis où la civilisation et les pulsions se fusaient sous la plume de l'écrivain Didier Decoin, "Quand l'inspiration me manque, je m'approche de la fenêtre de mon bureau, sous les toits, et je contemple le jardin en contrebas, en ne pensant à rien, en n'étant que regard, regard aimant dans le sens amoureux comme dans le sens magnétique, et j'attends." Sublime.

« Ce regard aimant, ce sens amoureux qui se remplit notre vide. C'est ça l'amour. L'amant qui regarde son aimée en n'étant que regard, c'est pourquoi nous aimons et peut-être unissons avec une autre, n'est-ce pas ? Dans notre nature avec toutes ces pulsions terribles, il faut y avoir quelque chose de plus permanent qu'un amour d'une nuit ou de quelques semaines. »

Il y avait une pause pour contempler cette phrase qui était notre jardin. Je me suis demandé, « Comment trouver chaque jour ce regard ? » Et voilà comment nous avons résolu notre différend.

Ce n'est pas par la force de ma conviction que je fais infléchir les points de vue les plus tranchés. C'est par l'observation de la nature qui m'entoure. C'est par les liens infinis qui me relient à cette terre et à autrui.

Aux dernières paragraphes de l'article, deux femmes expliquaient que le jardinage leur a permis "de prendre de la distance" et de "gérer au mieux" ses émotions. La seconde qui avait vécu une année dans une grotte a affirmé que, grâce à son retour à la nature, elle a eu une renaissance totale.

« Pas mal, non ? », ai-je demandé. Il pensait que l'idée était absurde. Deux cent milles années de progrès pour dompter la terre, construire des villes, s'émanciper des superstitions pour retourner à l'état brut. J'ai ironisé, « Et si l'être humain faisait tout son progrès, juste pour, comme cette femme troglodyte, retourner vivre dans une grotte ? Ce serait un rejet total, un retour du refoulé, un retour éternel. Ben, une révolution, quoi. »

dimanche 9 décembre 2012

L'inattendu


J'interromps le récit de la conversation avec M. Nauphouture pour vous narrer en total la conversation de ce soir. On dit que la surprise nous guide et nous contrôle. Elle alimente notre désir. Je peux bien imaginer que vous allez tous lire ce billet tout en en désirant plus !

Je rêve, forcément. Le monde est bien trop prévisible. Le désir, c'est soumis à la conformité. Je vous écris quand même dans la vaine espérance de faire régner juste pour un peu de temps l'inattendu.

Vendredi soir, je parle à Mlle Vendredi-Soir. Cela fait plus de neuf mois que je parle avec elle. Petit à petit et à travers les rendez-vous hebdomadaires, nos caractères se dessinaient. Moi, nostalgique, mélancolique, mais, j'espère, drôle, et si je peux dire, d'une manière désarmante. J'essaie de la surprendre pour qu'elle rie et s'amuse bien. Elle, gaie, joyeuse et pleine d'un rire contagieux.

Au début, son sujet préféré était la guerre des sexes. Les femmes sont toujours les victimes des hommes méchants. Elles doivent se battre, se montrer fortes et indépendantes. Par contre, malgré cette attitude méfiante, elle s'appliquait avec ardeur à mon programme de lecture. Et elle rit. C'était tout à fait inattendu de rencontrer quelqu'un qui rit avec autant de joie. Tous les autres correspondants ont juste un très petit rire. Cela dure deux ou trois secondes. Nous rions et rions et rions. D'ailleurs, personne n'a pas autant d'envie de parler avec moi. Avec les autres, on commence à l'heure convenue et on parle une heure. Impossible de parler plus. Avec elle, nous avons commencé avec une durée d'une heure mais après quelques rendez-vous c'est attendu de parler deux heures ou jusqu'à ce que nous ne soyons trop fatigués de parler.

« Quoi de neuf ? », c'est la question pour commencer. Elle allait bien, mais très fatiguée. Elle a bossé toute la semaine pour avoir plus de jours de congé pour Noël. Moi j'avais une grande histoire. « Bon ! » elle a dit, « Ce sera bien. Je suis prête. »

En fait, je l'amuse par les histoires de ma vie. Quand je lui annonce que j'en ai une, elle s'attend à s'amuser.

Je suis allé à un colloque sur le rassemblement des statistiques gouvernementales. Je ne m'attendais pas à grand chose. Ma seule inquiétude était que je ne comprendrais rien. Malheureusement, c'était le contraire. J'ai trop compris.

Les premiers quatre conférenciers parlaient de leurs efforts d'exécuter une décision de l'administration d'Obama. Dès 2013 ou 2014, tout renseignement serait réuni et disponible. Le gouvernement mettrait sur pied encore une couche de bureaucratie qui classifierait chaque miette d'information. Les renseignements, comme le recensement, les sondages, les enquêtes, tout ce qui est confidentiel mais nécessaire à une gouvernance représentative du peuple, serait désormais sous un contrôle centralisé. Parfait. Un chercheur qui fait des prévisions sur le coût d'un programme social pourrait réunir tout l'information disponible pour en parfaire une prévision. On peut enfin répondre à une question fondamentale, « Qui a besoin de quoi ? » et le gouvernement peut réagir d'une manière efficace. Que vive l'administration Obama !

Ce serait le paradis enfin offert au peuple. J'en étais convaincu jusqu'au dernier intervenant. Mais lui, il a annoncé que le ciel tombait.

Le gouvernement veut centraliser toute information pour espionner sur tout le monde. S'il détecte un problème avec quelqu'un qui a fait faillite par exemple, il serait plus facile de lui expulser du pays grâce à ce nouveau système. Pire encore, quand les gens voient un avertissement sur leurs questionnaires qui dit que leurs réponses aux questions seraient examinées par le département de défense, pourront-ils se fier à quelconque promesse de confidentialité ? Et répondrait-il même aux questions ? Faut-il toujours suivre cette logique de méfiance et de peur ?
A mon avis, c'était un changement profond de régime. L'administration pense qu'il y a un ennemi n'importe où, et lui, qui se vante d'être ouvert à chaque minorité et à chaque religion, nous traite de criminel potentiel tout un chacun. Bouleversé et choqué, je me suis dit, « Le ciel est tombé. Ce n'est plus les États-Unis. C'est un bizarre empire de peur. »

« Mais si on est correcte, » elle a protesté, « il n'y a rien à craindre. »

J'étais fatigué. Mon récit n'était qu'une moitié de ce que j'ai écrit ici et je ne savais comment en réparer. « Toute cette information serait inutile. Loin de nous protéger, elle serait utilisée seulement pour nous embêter, voire nous priver de liberté, comme le FBI a récemment détruit les carrières de deux généraux du Pentagon. Tu connais l'histoire ? »

C'était une affaire trop banale pour une comédie d'intrigues — une liaison entre un général et sa biographe, un crêpage de chignon, une mondaine qui flirtait et manipulait un agent de renseignements qui lui envoyait des photos de lui-même torse nue. Tout cela serait absolument ridicule sauf que le FBI a lu les courriels des généraux qui se comportaient comme des vilains gamins obsédés par les jolies femmes. Oui, ils avaient tort, mais l'espionnage fait par les petits gens, c'est inquiétant quand même. Et qu'est-ce que les huiles et les mondaines font là-bas en Floride ? Le gouvernement doit-il mettre son nez partout pour découvrir que la plupart des Américains sont méchants, malhonnêtes, machiavéliques et surtout bêtes ? Et si le gouvernement huilait et graissait cette grosse machine de guerre seulement pour espionner un voisin imbécile ?

J'étais dans le brouillard. Le ciel est tombé encore une fois. Le gouvernement a été accaparé par les paranoïaques et je ne savais comment l'expliquer. Pire, peut-être je suis la seule personne qui pensais ainsi. Après tout, Obama est un saint. Je pense qu'il séduit et flatte trop bien le peuple, beaucoup mieux que les mondaines de Tampa, et il dissimule son amour pour l'argent, le pouvoir et son attitude très machiavélique. De plus ce n'est pas lui que je crains le plus. C'est le président après lui et la tentation absurde d'utiliser cette machine de guerre.

Je ne voulais pas persuader que le ciel tombe si cela nous mène à quereller. D'ailleurs, j'évite à tout prix les sujets basés exclusivement sur la peur, l'opinion, la guerre, la rancune, la révision du passé et du présent pour rabibocher la crédibilité de nos attitudes puériles, bien-pensants et conformistes. Je me limite à parler exclusivement sur les sujets trouvés dans les journaux. Cela nous aide à retrouver notre humanité, et, si je vous me permettrais, d'une manière imprévisible.
Confus et incertain, je voulais passer à notre premier article, donc j'ai dit, « I heart unpredictable love » (J'aime de tout mon coeur l'amour imprévisible).

Elle pensait que je commentais l'affaire, peut-être que je blâmais la mondaine et le général pour leur aventure, donc elle a dit, « Mais s'ils voulaient avoir une aventure, il n'y a pas de problème. »

Je suis toujours choqué par cette attitude qu'elle épouse. Si deux personnes veulent un amour d'une nuit, pourquoi pas ? Je voulais répondre que je regrettais le temps où on cherchait l'amour au lieu du sexe, mais je savais qu'elle serait plutôt inflexible sur ce point. J'ai donc répété « Hein. J'aime de tout mon coeur l'amour imprévisible. »

« Mais ils étaient mariés, » a-t-elle dit, « donc ce n'étaient pas correcte. »

« Quoi ?! L'amour imprévisible n'est pas possible pour les couples mariés ? »

Après que nous nous en sommes démêlé tout, nous avons parlé de l'article. Un psychiatre assimilait l'amour à une dépendance aux jeux de hasard parce que le dopamine dans notre cerveau nous fait intéresser plus au plaisir imprévisible et parfois malsain qu'un plaisir standardisé et sauf. Mais grâce à notre sagesse et meilleures prévisions nous pouvons éviter les pièges de l'amour. Nous pouvons maîtriser, bien huiler, graisser notre cerveau par des renseignements sur les conséquences de l'amour. C'est à nous de décider avec qui on aime, et comment, pourquoi et sous quelles conditions qu'on aime. Pour la troisième fois cette soir, je voulais dire non. Il faut laisser ouvert notre coeur. L'amour n'est pas prévisible. C'est son mystère. Si on essaye de contrôler tout, on finira par détruire tout. Le ciel tombera. Ce sera un catastrophe. Non, non, non !

Mais tout d'un coup, elle a décroché. Sa soeur est arrivé chez elle son visage baigné de larmes et son coeur brisé. L'amour imprévisible a imprévisiblement terminé notre conversation et je ne sais quand nous nous parlerons encore.

Ben, que dois-je faire ? J'attends, quoi, en espérant que le ciel ne tombe pas encore une fois.

dimanche 2 décembre 2012

Mariage ou révolution


Samedi, 8 heures du matin, l'heure de ma conversation avec M. Nauphouture de Paris qui habite près du Bois de Boulogne. Un endroit où je n'ai jamais foulé la terre. Un jour j'aimerais marcher sur ses feuilles mortes et me perdre en me baladant parmi ses arbres. J'aimerais humer le parfum de cette forêt sauvage et domptée, aspirer profondément et me ressourcer par l'amour infini de la mère nature.

En écrivant « mère nature » je pense que la phrase un peu injuste. La nature est aussi engendrée par un père nature et d'ailleurs on pourrait dire que c'est une nature sexuée, toujours divisée en deux tandis que la vie est la réunion continue de cette triste division.

Un petit mot, s'il vous plaît, sur les conversations. Il est vrai que j'ai laissé tomber mon écriture et aussi vrai que je me suis entraîné par les correspondances par Skype. Chaque semaine j'entretiens trois conversations et un dialogue de sourds ce qui ne m'offre pas beaucoup de temps pour écrire. Je sélectionne des articles, je les lis de près, de loin, avec mes lunettes et avec les lunettes d'autrui et enfin je prends des notes pour en parler. Cette lecture lente invite d'autres voix dans nos conversations. C'est plus qu'une conversation. C'est une fête de mariage, si vous voulez, où je me marie avec un interlocuteur et les journalistes qui font partie de nos demoiselles d'honneur et témoins. Pendant la conversation avec M. Nauphouture nous sommes à la fois paresseux—la seule préparation de ma part est de sélectionner des articles—et très bosseur—nous examinons de très près chaque paragraphe, phrase et, de temps en temps, mot. Et cela nous fait voyager au dépaysement total où le retour du refoulé surgit, le retour éternel se dessine, et bien sûr à la fin le retour à la normale nous attend.

Ce samedi parmi les seize articles de la sélection il a choisi l'article, "The Wedding Effect", une épître profane vaguement contre le mariage.
Première paragraphe. A une cérémonie de mariage à Prague, la journaliste a eu le coup de foudre pour un Anglais, mais malheureusement l'amour n'est pas éternel. Après moins d'un an, les appels Skype et une semaine heureuse dans les Bahamas ne pouvaient surmonter ni la distance entre Londres et Palo Alto ni leurs personnalités incompatibles.

« Alors ! » M. Nauphouture a l'habitude de commencer tout commentaire par ce mot, « c'est tout à fait normal. Une histoire d'amour sans la fin heureuse hollywoodienne. Il est naturel que leur illusion s'est brisée sur l'écueil de la réalité. » « Mais » je lui ai dis, « tu vois que son cousin et une Tchèque ont fini leur coup de foudre par le mariage, tandis qu'elle et son beau n'y sont pas arrivés. Entre la Californie et Londres y a-t-il moins de différence culturelle et peut-être moins de différence sexuelle. C'est-à-dire que dans les pays de l'Europe de l'Est, les femmes assument un rôle plus traditionnel tandis que dans l'ouest les hommes et les femmes jouent des rôles parfois ambigus et supposément égalitaires. Est-il juste de supposer un lien entre la géographie et l'amour ? Faut-il dire que l'amour ne peut surmonter les obstacles ? »
Nous avons tourné en rond quelque fois sur ces questions. Lui insistait que l'amour est une illusion qui ne peut guère survivre dans telles conditions. Moi, j'ai fini par insister de peindre ce portrait dans toutes ses détails et dans tous ses couleurs. L'amour existe entre la Tchèque et le cousin, mais il n'existe pas entre la journaliste et l'Anglais.

Paragraphe suivante, une description de la fête et une mise en cause de l'effet néfaste des cérémonies de mariage. D'après elle, la sagesse d'une jeune femme serait diminuée par le bonheur, l'ivresse et la promesse de la cérémonie. Nauphouture est devenu tout d'un coup nostalgique de ses jours d'ivresse. Moi, je me suis tu. J'étais alors plutôt solitaire et il est difficile d'être nostalgique d'un passé où je voyais les autres aller à cérémonie après cérémonie tandis que je n'avais ni des amis ni l'argent pour aller dans un autre état ou un autre pays d'ailleurs. Quand même je n'ai aucune rancune contre la joie d'autres et leur tas d'amis qui leur donnent beaucoup d'opportunités d'avoir des aventures. Je pense seulement si on est entouré de tant de richesse, il faut en profiter plus sagement.

Et voilà dans les paragraphes suivantes nous nous sommes mis à échanger, voire à bagarrer comme un vieux couple. Il a accusé la journaliste de vivre en liberté uniquement aux cérémonies. Au lieu de s'ouvrir l'esprit seulement pendant les cérémonies, il lui faut plus de liberté tous les jours. En outre comme notre société et ses valeurs anciennes nous privent de liberté, ce qui nous rend malheureux, il nous faut une révolution pour donner à tout citoyen et toute citoyenne le maximum de liberté.

« Mais revenons au texte. » je lui ai protesté. « N'y a-t-il pas quelque chose dans ce texte qui cloche ? Les cérémonies avaient été formidables, mais cérémonie après cérémonie elles sont devenues banales. Au début de ses années vingt, la promesse d'un amour toute sa vie semblait magnifique, mais dans la vraie vie nous sommes si difficiles que le mariage a l'air d'un cauchemar. La fête bachique nous fait rêver et prendre nos fantasmes comme réels, mais elle nous oblige également de supporter une réalité à deux pénible. La joie aux fêtes n'est rien d'autre qu'une solidarité morbide en face de la fin des jours. L'optimisme d'un mariage ne suffit pas pour contredire l'angoisse que provoquent les statistiques du taux de divorce. Elle oppose l'insouciance de l'amour contre la contrainte du mariage, le chaos du désir contre contrôle, mais son image de sa propre cérémonie me semble aussi fantaisiste que ridicule. Elle est formatée jusqu'au moindre détail. Au lieu de choisir sa propre fantaisie, elle veut l'arranger selon le décor de ses filmes favoris et le son de ses albums favoris. Le problème, c'est elle. Elle veut toute la joie de l'union chaotique de deux âmes, mais elle veut contrôler tout détail de sa vie. Son ordre ne détruit-il pas sa joie ? N'est-elle pas le renard qui méprise les raisins ? Pire, le renard ne pouvait pas atteindre les raisins, mais elle doit avoir toute la liberté de transformer ce rêve en réalité, n'est-ce pas ? »

Bien sûr, il tenait à sa révolution. Le mariage est une institution dépassée. Les valeurs d'antan dénaturent la nature humaine et nous asservissent. Je lui ai gentiment posé des questions : Mais fallait-il priver les gens de leurs espoirs, voire de leurs illusions ? Ne pouvons-nous pas être libres et mariés la vie durant ? La journaliste détruit sa joie par l'ordre, mais n'érigeait-elle pas d'autre ordre plein de fantasmes similaires et aussi contraignant ? Un jour, si nous suivons cette logique de liberté, nous allons célébrer les divorces autant que les mariages alors que nous fabriquons à la chaîne autant de rêves irréalistes à la fin du mariage qu'au début.

Et voilà nous n'étions qu'au milieu de notre rendez-vous, mais je suis à la fin celui-ci. Je vous demande de permettre de prendre congé pour l'instant. Je reviendrai cette semaine pour vous décrire la deuxième partie de notre conversation. Et je vous demande pardon encore une fois. Je dois réviser un peu le texte, essayer d'éliminer l'inutile. J'ai commencé cet exercice pour m'habituer à ce mariage entre mon esprit et les mots. Au début, j'étais plein d'illusions, mais maintenant je divorce. La faute est à moi. La réalité, c'est que ce n'est qu'un blogue. Un vrai essai serait plutôt plein de contraintes, de prétention d'immortalité. Moi, paresseux, angoissé devant la page blanche, je demande un peu de liberté d'écrire ce que je veux. Peut-être un jour je serai prêt à me marier à une écriture plus formelle et stricte, mais maintenant je jette ma gourme avant de m'atteler à la rigueur. Fantaisiste ? Pourquoi pas ?