Dans le quatrième chapitre, qui s'intitule
Style du livre
On Writing Well
(Comment écrire bien), William Zissner nous pose la question : En
écrivant avec trop de simplicité m'effacerai-je de mon propre texte ? Sa
réponse est brutale : "
Peu de gens se rendent compte de la piètre qualité de leur écriture".
Son conseil du chapitre précédent reste le même : coupez un texte de
huit pages en deux et ensuite réduisez-le encore d'une page.
Mais si on en coupait trop, le texte serait dépouillé de toute
personnalité, que le charme y disparaîtrait, qu'il aurait l'air d'un
texte pour les enfants écrit par un enfant ? Il répond que l'écriture
est comme la charpenterie. On enfonce le clou où il faut. D'abord on
construit la squelette d'une maison avec précision. Après on ajoute les
fioritures, sur les fondations solides. "
Ajouter du style d'abord, c'est porter un postiche",
écrit-il. A première vue, le potiche semble correct, mais à seconde il
est déplacé. C'est faux. Pire l'écrivain perd ce qui lui est unique.
Ajouter du style, c'est se perdre. Mais être fidèle à soi-même, n'y
a-t-il également un risque ? Son conseil m'a rappelé de la plaint sourde
des étudiants de première année au cours de rédaction. On constatait
alors qu'une écriture qui était conforme au point du vue de l'enseignant
recevrait une meilleure note. Les déclarations qui semblaient évidentes
à l'étudiant, seraient effacée sous une bulle rouge épaisse dans
laquelle l'enseignant écrirait « Justification ? ». A chaque mot
j'écrivais dans mon cours de rédaction, j'étais inquiet, embarrassé,
tourmenté. D'ailleurs les enseignants se moquaient de nous. Une fois je
faisais le trajet avec trois personnes entre ma ville natale et
l'université. L'une était enseignante de rédaction. Pendant tout le
voyage, elle se moquait de ses étudiants. Ils étaient stupides. Leur
écriture était ridicule. Leurs opinions témoignaient d'une ignorance
profonde. Moi, naïf, j'ai demandé, « mais comment est-ce qu'on peut
améliorer son écriture ? » Après que le conducteur l'a déposée, j'ai
demandé aux autres si elle était juste. Le conducteur m'a assuré qu'elle
était sympa. Après plusieurs dénis il faisait entendre que tous mes
doutes ont disparu dans un brouillard nimbé d'un rouge épais. Je me suis
tu, mais je ne pouvais effacer ses rires de mon esprit.
Je me sentais effacé. Soyez soi-même ?
Je ne suis jamais arrivé à avoir confiance, dans l'écrit ni dans
l'oral. Le langage semble un champs de mines. Certains savent très bien
s'exprimer, mais contrairement au conseil de M. Zissner, ils portent
tous un postiche. Ils se revêtent des mots, des vêtements, des idées
reçues, des arguments ad hominum, des insinuations. Soyez soi-même ?
Révéler ce que vous pensez ? Avouez et soyez pendu !
Les grands écrivains ont déjà dit que tout était mensonge. Dans la
cigale et la fourmi, La Fontaine nous dit qu'il est bien de travailler;
dans la fable suivant, le corbeau et le renard, c'est la flatterie qui
gagne. Shakespeare joue avec ses propres contradictions quand il dit
il n'y a rien ou de bon ou de mauvais, mais c'est en y pensant, qu'on le nomme ainsi.
Oui, soyez soi-même, soit, mais en tout cas, avec les mots on compose une fiction.
Et voilà au beau milieu de cette rédaction, j'ai laissé s'écouler
deux jours. Je ne suis pas la même personne qui a commencé ce billet. A
une stade quelconque je voulais faire une transition vers l'orale. Le
voici.
Après l'université, j'ai abandonné l'écriture. J'ai même abandonné la
langue anglaise. J'ai commencé un blogue que j'ai laissé tomber et
maintenant que je le recommence, je fais face aux mêmes questions.
Comment écrire ? Et encore une question plus perturbante, comment être
soi-même ? Cela n'est pas évident dans la vraie vie.
Comme bon scientifique j'ai créé un laboratoire où je pouvais mieux
contrôler l'environnement. Mes correspondants Skype et moi ferions un
échange bilingue qui égaliserait les niveaux et les connaissances,
encouragerait l'entraide et réduirait la critique excessive et
catégorique. Nous nous échangerions, nous réagirions à l'un l'autre et
maîtriserait lentement une langue étrangère.
Cela fait plus de cinq ans que j'ai des correspondants. Cette
initiative a été la dernier tentative de parler avec quelqu'un d'autre
après plusieurs ans de frustration dans les associations et les cours de
français. Soit en anglais soit en français, il était impossible de
parler avec les autres. Tout était codifié, réglé, conforme à un norme
bien-pensant, identitaire, libéral, libertin, libertaire, conservateur
ou un mélange tout à fait nocif. J'ai dû créer mon propre monde selon
mes propres idéaux, questions et doutes. Et je peux annoncer ici : la
fourmi a triomphé sur le renard.
Longtemps je ne m'attendais à rien. En fait, il semblait que je
perdais mon temps après avoir acquis un peu de maîtrise du français.
Grosso modo, le plus gros problème des correspondances, c'est
l'indifférence. Le deuxième, la paresse. Le troisième, la rudesse. Le
quatrième, le mépris. Le cinquième, l'intérêt basé seulement sur
l'intérêt du gain. Si on évite ces cinq écueils, il en reste encore un
qui est beaucoup plus subtile. C'est la certitude conformiste. Tout le
monde qui me parlait était tolérant, multiculturel, et ouvert. Tout
aimait la diversité, la pluralité, le vivre-ensemble, mais cela ne leur a
pas aidé à échanger. En fait, plus ils étaient ainsi plus cela cela
leur rendait moins ouvert et tolérant.
J'ai cinq correspondants. Celle qui parle anglais le pire adore la
diversité, la tolérance, le multiculturalisme, et l'ouverture à l'autre.
Mais seulement pour les autres. Dans le métro elle se bouche les
oreilles avec son lecteur MP3. Elle ne regarde personne. Elle ne parle à
personne. Quand nous parlons, c'est toujours ou un concours ou un
conflit. Elle est toujours plus tolérante, plus ouverte, moins
homophobe, moins raciste. Je lui propose des textes. Elle les refuse.
Elle préfère me dire ses opinions et faire des commérages sur ses
correspondants.
Je continue à échanger avec elle parce qu'elle veut désespérément
apprendre l'anglais. Elle est sur Skype chaque jour de 11 heures du soir
jusqu'à 1 heure. Mais, elle n'apprend rien. Je ne m'aperçois aucun
progrès. Au début, je lui disais qu'il fallait lire, travailler, étudier
du vocabulaire. Dans mon laboratoire, j'ai fait une liste du
vocabulaire des articles. Elle s'est indignée, « Comment peux-je
mémoriser tous ces mots ? C'est fou ! » Ensuite elle m'a engueulé,
semaine après semaine. Elle n'avait pas de temps pour cela. Elle avait
un correspondant homosexuel dont la homosexualité ne lui posait à elle
aucun problème et qui a appris le français sans textes ni vocabulaire.
Il parlait très bien. C'est-à-dire aussi bien que moi, peut-être mieux.
Elle veut travailler, mais l'école, c'est fini.
Moi, je ne pouvais comprendre pourquoi il fallait m'engueuler. Pour
la faire arrêter ces tirades, j'ai dû lui dire que cela suffit. Je ne
suggérais plus rien. J'ai bien compris sa position la première fois
qu'elle était prononcée il y a plusieurs semaines. Je lui ai dit avoir
d'autres correspondants qui ne lisaient rien, donc je ne l'obligeais pas
à ne rien faire qu'elle ne voulait pas faire. Ce n'était qu'une
suggestion, une suggestion enveloppée dans un grand cercle rouge, mais
quand même une suggestion et un moyen pour travailler petit à petit et
acquérir un peu de vocabulaire.
Ah, c'était une époque où l'enseignement me semblait une vocation très, très, très ingrate.
Petit à petit, j'ai par hasard pris d'autres correspondants, une
québécoise, un parisien, une toulousaine. Je garde encore Mme Tourville,
un trésor.
Parler dans le laboratoire, c'est sec, mécanique. Parler des articles
écrit par quelqu'un d'autre n'a rien de naturel. Mais comment m'y
prendre quand je ne les connais pas. Je ne connais pas leurs opinions,
leur goût, leurs humeurs, leur sens d'humour, leurs sentiments, leurs
coups de coeur. Il faut construire une passerelle pour découvrir l'autre
et se découvrir à l'autre.
Ils ont tous commencé par ce qui est dans l'air du temps. Go, es-tu
un mec typique ? Tu sais, comme les mecs typiquement stupides et
machistes ? Ah Go, tu sais que la France est très patriarcale, très
sexiste. Go, tu sais que les Catalans ne peuvent pas accepter l'autre,
et tous les Parisiens sont des snobs. On se moquent d'eux quand ils
arrivent en province.
Ils parlaient ainsi comme cela allait de soi. J'imagine s'ils avaient
à écrire une rédaction, ils n'hésiteraient pas, tandis que je
tremblerais en écrivant, « et les femmes, ne sont-elles pas également
stupides ? Leur stupidité ne justifie rien, bien sûr. On ne doit pas
généraliser. Oui, madame, oui. Et les Catalans ne sont-ils pas un peu
justifiés ou au moins n'y a-t-il pas une longue histoire là-dessus ?
Franco a brutalement réprimé leur langue, leur culture. Peut-on sortir
de l'ombre de l'oppression et ensuite oublier tout ? Ah, c'est facile.
Bonne nouvelle. Ah oui, les Parisiens. C'est vrai. Snobs. Beaucoup de
monde est snob. C'est une épidémique. »
Pour nous vacciner contre l'air infecte du temps, je leur propose des
textes sur la nostalgie, le regret, la fin du monde, la résilience, la
mort, l'amour, la pauvreté, les enfants, les contes des fées, l'islande
(j'adore parler de l'islande ! Ils sont très heureux.), Shakespeare, la
trahison conjugale, la perversion, les relations transatlantiques et
nous quittons ce monde étouffé par une brouillard épaisse nimbé d'encre
rouge. Nous parlons de nous-mêmes, des autres, de notre famille, de
notre passé, présent et futur.
Ces derniers temps, quand mes correspondants partent en vacances ou
travaillent trop, ils me manquent. Cela ne m'est jamais arrivé avant.
Peut-être j'ai enfin échappé de cette bulle rouge par, dois-je le dire
?, l'authenticité. Par exemple, une correspondante s'est plainte que son
mari l'appelât Mélenchon quand elle s'emballait, et ensuite j'ai
compris pourquoi elle pensait que la France était sexiste. C'était son
mari ! Elle disait quand elle s'emballe, elle sent, elle réagit, elle
est elle-même. Elle est authentique. Je lui ai dit que les propos de son
mari l'ont effacée et entourée d'une grande bulle rouge. Il a tort et
pire il voulait l'assimiler à un autre, ce qui est très injuste au
moment où elle était la plus vulnérable. C'est-à-dire quand elle était
elle-même.
M. Zissner nous encourage d'être authentique. Cela ne veut pas dire
être complaisant ni lâche, comme son étudiante qui lui a écrit, "
Je pense que Hamlet était stupide".
Non, la méchanceté n'est pas honnête. C'est un refus. Il faut entrer
dans le laboratoire, trouver les mots dans la pièce qui résonnent ou
sonnent mal dans son for intérieur. Il faut écrire, réviser, éliminer
l'excès, construire un texte qui est solide et puis, peut-être on sera
compris. M. Zissner dit, "
Les bons écrivains sont visibles juste derrière leurs mots".
Je trouve dans ces propos le réconfort suivant : si on travaille et
souffre, on peut enfin ôter le potiche conformiste.
Je ne sais encore écrire, mais je pense que dans mon laboratoire des
échanges mes quatre correspondants et moi sommes tous libres et
authentiques.
Et ce n'est qu'un début.
Bonne année.