jeudi 17 janvier 2013

Quelque chose pour les canards

Il y a des fois où la compréhension échappe à notre conscience. En écrivant nous essayons de tracer des sensations avec des mots, mais entre le sensible et l'insensible le sens s'efface. Soit les mots disparaissent soit le sens s'évapore. Nous nous impatientons de nous trouver bien bercé dans le confort d'un ordre céleste, mais ce sens, c'est souvent mutilé, non, c'est amputé de l'âme. C'est ce que j'ai découvert pendant la conversation de mardi soir.

« Je suis impatiente », Mlle Tuaculpa m'a écrit, « de discuter de ces Thaïlandaises ! » J'étais content de lire cette phrase, parce que je ne savais si je frôlasse le mauvais goût. Ces Thaïlandaises, mon Dieu, elles ont un goût extrêmissime ! Peut-être un tel sujet ne serait pas approprié pour un échange linguistique, mais n'importe quel sujet peut nous faire déborder nos faiblesses, nos noirceurs, et nos tristesses. Et cela est absolument nécessaire pour me lier d'amitié avec mes correspondants.

Moi aussi, j'étais impatient de discuter avec elle. D'habitude nous parlons pendant deux heures. Ce soir-là, nous parlions deux heures et un quart. Et c'est un plaisir, un grand plaisir, juste d'avoir le temps et une amie avec qui je peux échanger en anglais et français sur des sujets qui passent par tout l'éventail du plus frivole au plus grave. Certainement nous avons tout parcouru les deux extrêmes chez ces Thaïlandaises.

Selon l'article Why Thai women cut off their husbands' penises (Pourquoi les thaïlandaises coupent les pénis de leurs maris), "Il est devenu en vogue dans les années 70 parmi les femmes humiliées d'attendre jusqu'à ce que leur mari tricheur s'endorme pour qu'elles puissent vite sectionner son pénis avec un couteau de cuisine." Puisque une maison traditionnelle thaïlandaise, bâtie sur des poteaux, est au-dessus du jardin où la famille élève des cochons, des poules, et des canards, quand une femme coupe le membre de son mari, elle le jette par la fenêtre où il pourrait être saisi par un canard. Cela explique l'adage des hommes qui s'inquiètent du bien-être de leur vie en couple, "Je dois rentrer à la maison ou les canards auront quelque chose à manger".

L'article expliquait comment les chirurgiens ont appris sur le tas à réparer le membre mis au rebut. J'imagine que les hommes du monde entier doivent beaucoup à eux. Aujourd'hui nous autres hommes pouvons dormir plus tranquillement, en sachant que notre membre très fragile et sensible pourrait être réparé le cas échéant. Ce qui reste inexpliqué, bien que le chercheur ait posé la question, est pourquoi les couples restaient mariés.

Le chercheur a bien énuméré pourquoi les amputations se produisaient : crise financière, consommation excessive de drogues et d'alcool, et humiliation publique de la femme en raison d'une seconde femme ou d'une concubine. Également il a décrit comment le délire d'amputation a gagné l'ampleur d'une épidémique : Les femmes qui encourageaient d'autres femmes à commettre cet acte aggravaient l'épidémique... (qui était) une rétribution à la mode dans un pays où la fidélité est une valeur très appréciée. Voilà pourquoi et comment, mais de explication pour la continuation du mariage.

« Ils se sentaient », m'a dit Mlle Tuaculpa, « coupables ». Je voulais accepter cette explication. Elle avait l'air tout raisonnable, mais j'étais troublé. « N'y a-t-il pas un petit crime ici ? » Mlle Tuaculpa pensait que ces maris ont bien mérité leur punition. Encore une fois je me suis opposé à cette justice à la frontière sauvage. En occident, j'imagine que ces femmes seraient punies. En outre les raisons offertes pour le sectionnement ne sont pas du tout légitimes. « Tu veux dire que si je faisais faillite ma femme aurait le droit de me couper la tête ? »

« La raison pour cet acte, c'est qu'ils les ont trompées » elle m'a rassuré. « Mais non. Le chercheur a dit qu'il y avait trois causes. Si c'était uniquement une histoire de tromperie, j'espère qu'on nous le dirait clairement, mais selon le texte la tromperie n'était que la troisième raison. Ni la première, ni la seconde ! La troisième ! »

En fait, il faut qu'il y ait une autre raison que notre célèbre culpabilité occidentale. Peut-être les femmes voulaient dire, « Tiens, mon mari, tu m'appartiens. Si tu ne veux pas être mon mari, je ne te laisse pas te lier avec quelqu'une d'autre. Si tu ne veux pas utiliser cet instrument avec moi, personne ne va pas en avoir accès. C'est à moi, mon mari ! » Et par cet argumentaire les maris restent avec leurs femmes et les femmes restent avec leurs maris quoique défaillants qu'ils soient.

Mlle Tuaculpa acceptait cette explication.

En poursuivant ce raisonnement, il faut dire que dans un mariage le membre en question, bien qu'il soit le mien, n'est pas à moi. Il est à ma femme. En le coupant, les Thaïlandaises revendiquaient leur droit d'exclusivité. C'est-à-dire un mariage, c'est ce membre.

C'est possible, mais ce raisonnement semble abrégé. Au coeur de cet acte est une vengeance inadmissible, la loi Talion, un oeil pour un oeil, un membre pour le mépris de l'amour. Dès que la vengeance a été assouvi, les couples ont pu résoudre leurs différends, et, je ne sais comment, la vengeance s'est transformée en justice.

Quand je pense à mes différends avec ma famille et mes amis perdus, je songe parfois à la vengeance. Je raisonne, polémique, me fâche en énumérant les griefs dans un procès interminable qui se joue dans ma tête. A la fin de toute plaidoirie, je déclare, « Voilà comment j'ai découvert que mes amis se moquaient toujours de moi tandis que je leur étais toujours un ami fidèle. Voilà comment je leur ai demandé pardon, en m'accusant d'être une personne embêtante. Mais pour ma défense, je suis leur ami, fidèle, honnête. Malgré leurs insultes, je leur prendrai toujours pour mes amis, pas pour des rivaux ni des souffre-douleur. Voilà comment toutes ces années je pense encore à eux, et maintenant qu'ils se sont établis comme mari, père, propriétaire, actionnaire, ils ont laissé tomber notre amitié avec cette attitude qui annonce combien je suis embêtant, ennuyant, inconvénient. La dernière chose que mon meilleur ami m'a dit était qu'il lisait la bible. Et pourquoi ? Pour se moquer des conservateurs en citant les béatitudes, en effet. Il ne reconnaîtrait pas la charité, si elle s'est clouée sur une croix. Il serait le premier à cracher au visage de Christ, si cela lui arrangeait. Et il est si snob, si altier, qu'il lui serait impossible de me traiter en égal. Sa supériorité exige qu'il me traite comme un lépreux bizarre. Oui je suis bizarre. Oui, je suis braque, insensé, parfois, souvent, presque toujours, mal coiffé et malpropre, mais lépreux ? Voilà sa charité ! Pour qui est-ce qu'il se prend ? »

Après l'énième procès qui se termine par l'énième cri pour vengeance, je deviens sage et essaie de tout oublier, mais ni l'amitié ni la vengeance ne s'efface. Je me demande comment on peut réparer les relations coupées par les affronts, les blessures et la brutalité. La seule remède que j'ai trouvée est de s'abstenir, parce que le contact mène à des répétitions d'hostilités ou sourdes ou renouvelées. Pire encore c'est cet espoir dans un avenir où le bonheur serait de retour, mais ce n'est rien d'autre qu'un abandon silencieux et glacial. L'ami et l'ex-ami sont trop bien protégés dans leur cuirasse impénétrable pour retrouver le noeud de bonheur qui les a enlacés ensemble au début de leur amitié.

En contemplant ces Thaïlandaises par rapport mes relations, je deviens admiratif. Dans cette violence elles ont pu briser leur cuirasse et celle de leur mari. Elles ont purgé leur mélange toxique de colère, haine et douleur en disant à leur mari, « Tu vois combien je souffre à cause de toi ! Je suis ta femme et tu me prends pour ta bonne ! Tu me blesse au point que je craque et maintenant tu vas sentir la peine que tu m'as fait souffrir ! »

Moi, à l'époque où Chouchou me donnait de la peine, capricieusement, je lui décrivais comment je souffrais dans mes courriels quotidiens. Je prenais un grand soin de ne pas la blâmer, mais plutôt de lui faire voir comment nous essuyions quotidiennement les mêmes affronts, les mêmes blessures et la même brutalité. Petit à petit grâce à mes efforts soutenus et malgré le désespoir qui m'a hanté ces jours-là, elle a compris comment la vie et quelquefois elle me malmenaient. La cuirasse tombée, nous vivons désormais en paix.

Mais dire que dans le for intérieur de beaucoup de femmes soit en Thaïlande soit dans n'importe quel pays serait cette vengeance à couteaux tirés ! Bien sûr, je préfère la justice à la vengeance, mais quand même j'ai perdu trop d'amis et toute ma famille dans ces conflits. Et je suis au bout de mon rouleau pour trouver une résolution. Quoi faire ? Comment sortir ?

Où est-il, mon bistouri ? Je fais une incision. Voilà le membre revanchard de mon âme, mais où le mettre ? Tiens. Ici, viens ici mon petit. Coin, coin. Coin, coin, coin. J'ai quelque chose pour toi.

Tiens ! Un canard.

6 commentaires:

Edmée a dit…

Je suis quand même étonnée que les femmes thailandaises en arrivent là. Ca va certainement être la cause de bien des célibats :-) Je comprends la jalousie mais en même temps, le désir et l'amour ne se contrôlent pas. On n'a pas de pouvoir sur le désir ou les sentiments du conjoint, on peut juste travailler à garder l'amour en vie pour éviter que l'autre ne soit en manque de ce qui ne lui est pas ou plus donné chez lui. Ensuite... il faut accepter ce qui arrive!

Adrienne a dit…

j'ai lu ça aussi dans le journal, mais il y a déjà quelques années... je ne savais pas qu'entretemps ça avait pris des proportions épidémiques ;-)
personnellement, je souhaite à l'homme-de-ma-vie tout le bonheur possible avec sa nouvelle femme, je ne l'ai pas amputé et l'idée ne m'en est même pas venue, je préfère laisser aux autres le crime et le châtiment ;-)

Colo a dit…

Un jour, il y a longtemps car j'étais jeune prof, on m'a donné un très sage conseil: quand tu punis, assure-toi toujours de ne pas te punir toi-même en même temps.
En plus d'être un acte barbare, que faire d'un homme amputé? Même "réparé":-)

La question que je me suis toujours posée est: se sent-on mieux après s'être vengé ou la frustration poursuit-elle éternellement?

Merci Ren pour ces réflexions qui se poursuivent après lectures de ton billet.

Ren a dit…

Bonjour Edmée, merci de m'avoir retrouvé. Accepter, sans résigner, cela est, au moins pour moi, très, très difficile. Quand même c'est une exigence que nous acceptons volontiers. J'imagine que chez les Thaïlandaises il ne s'agit pas ni de contrôle ni de pouvoir, mais plutôt d'une impuissance qui explose en violence. Il y a aussi un aveu de vulnérabilité. Elles admettent qu'elles ont été blessées. Elle déchirent leur carapace. Et par l'acte violent elles transfèrent leur peine à leur mari. Oui, l'amour et le désir ne se contrôlent pas, mais j'imagine qu'on est loin de l'amour ici. C'est le mariage, la vengeance et si on veut l'appeler ainsi, c'est la justice.

Bonjour Adrienne, tu souhaites tout le bonheur possible à quelqu'un d'autre, et je t'en souhaite encore plus. Quant au "crime et châtiment", ou était-il dans les frères Karamazov ? Dostoïevski, ah ! ma mémoire marche encore, c'était Ivan Karamazov qui a déclaré "que les chiens s'éventrent" quand il pensait à son père et à son frère Dmitri et à la société en générale. Malheureusement je me reconnais atteint de ce nihilisme.

Bonjour Colo, oui, oui, oui. En punissant quelqu'un qu'on aime, il est fort probable qu'on se punisse soi-même. Que faire d'un homme amputé et réparé ? Se sent-on mieux après ? C'est-à-dire faut-il mutiler l'autre, le rabaisser, l'anéantir pour se sentir mieux ? Mais quand je suis tenté par la vengeance, soit par un quolibet soit par une remarque acerbe, cela se produit quand je me sens agressé par l'autre. En quelque sorte il semble qu'au moins aux Etats-Unis, nous sommes entourés d'une violence quotidienne qui cherche à nous anéantir. Nous sommes incapables d'aimer l'autre comme il est, mais par contre s'il est remis à sa place (mon père m'a dit une fois qu'il aimerait me voir remis, pas à ma place, mais au bas), nous sommes plus à l'aise.

Personnellement, je pense qu'il faut éviter les personnes qui cherchent à nous humilier parce que quelque mal les oblige de porter une carapace qui les étouffe. Percer cette carapace et chasser le mal, sans empaler l'autre ni nous blesser, cela demande du talent avec les mots. On dit que la plume est plus puissante que l'épée ou un couteau de cuisine.

Il y a maint manières de répondre à vos commentaires et questions. J'espère avoir bien commencé...

Merci de votre visite ! A bientôt.

Anonyme a dit…


"Que celle qui n'a jamais péché lui donne le premier coup de scie" :)

bonne semaine à toi !

Ren a dit…

Bonjour Carole, ce serait une citation d'un évangile non-orthodoxe ? Bonne semaine à toi aussi.