mercredi 14 juillet 2010

La vie à l'époque des pumas

Mon ennui est devenu accablant. Je demeure paralysé devant l'écran de mon ordinateur pendant des heures. Je dois travailler au travail. Je dois faire la cuisine, lire et écrire à la maison. Je dois m'intéresser à la vie, mais rien ne m'intéresse. La rénovation de la cuisine ? Non. Mon Dieu, je suis plutôt satisfait avec celle que nous avons. Oui. Pour revendre la maison, il faut rénover chaque pièce. Enfant d'une famille en faillite et divorcée que je suis, je n'en vois pas l'utilité. Je suis de la même avis de notre femme de ménage qui nettoie la maison tous les 15 jours. La cuisine nous plaît comme elle est. Or selon le diktat du marché mobilier, des voisins, de la mode, de l'opinion des gens qui prétendent d'avoir les moyens pour s'en vanter, il faut rénover, et on ne peut pas être satisfait avec notre cuisine.

Nous avons reçu les avis de cinq boîtes de rénovation. J'ai demandé l'avis de mes amis. Quand je parlais à mon père, je lui ai demandé ce qu'il fallait faire. Tout le monde en unisson a dit, qu'il faut dépenser de l'argent. Certains ont dit qu'il serait facile. Autres ont dit qu'il serait un cauchemar. Dès le début, c'est un cauchemar. Les boîtes de rénovation nous voient comme un pigeon. Leur but est de vous voler toute votre argent pour le moindre travail. Nous avons fini par choisir une boîte qui semblait intéressé plus par le projet que par les intérêts commerciaux.

Chouchou est aux anges. Enfin une cuisine rénovée. Je me vois tiré dans une suite interminable de décisions sur les couleurs, les matériaux, les prix, les contrats. Il prends tellement du temps, que je finis par me sentir un peu asservi. Comment dire ? Je me sens que la plupart de mon temps que je donne aux autres n'est jamais rendu d'une manière satisfaisante. Au boulot mon temps est rendu en argent, à la maison en choses. Et il faut le dire, je m'ennuie tellement que je me sens au bout du rouleau.

Ma vie est une perte illimitée du temps.

En revanche, le dîner que je prépare m'est important. Sans aucune amertume, je fais la cuisine, je fais les courses. Sans aucun doute, Chouchou et moi avons un mariage basé plutôt sur les activités dans la cuisine et la chambre. A part de cela, j'ai mes correspondances, j'essaie d'écrire, j'assiste aux réunions des associations. Elle a sa musique et sa télévision. Quelquefois j'assiste à ses concerts, et chaque an je l'emmène en France.

Et voilà, pour moi la vie est la cuisine, la France, les livres et les correspondances. Pour Chouchou, la vie est la propreté, la maison, la télévision et la musique. Nos vies se mêlent, mais pas souvent. Par exemple, il y a deux jours, elle mettait une pièce en répétition. J'écrivais ou lisais, et au milieu de sa répétition elle m'a demandé, « Comment est-ce que tu supportes le bruit que je fais ? Cela m’énerverait. » J'ai dit que ce n'était rien. En fait, je suis très content qu'il y ait de la musique dans la maison.

Ce qui m’énerve est la maudite télévision. Mon Dieu je la déteste, mais je n'en dis plus rien. J'ai essayé, mais la télévision est son Dieu fâcheuse. Il est impossible de se vouloir plus important que cet objet fétiche. Desparate Households, Gray's Anatomy, The Good Wife, NCIS, NCIS : Las Vegas, America's Got Talent, CSI : Miami, CSI : NY, Brothers and Sisters, Chuck. Jésus, la liste est illimitée. Je ne comprends pas du tout combien de temps on peut regarder la télévision. Moi, j'essaie de lui parler de ce que je fais, mais les sujets des livres ne l'intéressent pas.

Hier soir, je lui ai dit, « Tu sais, je ne suis pas allé à la réunion du groupe de lecteur ? J'en ai marre. Les gens de ces groupes, oh, je ne peux pas leur parler. » Elle a dit, « Pauvre Go. » J'étais dans une stupeur, un peu déprimé. Je me suis pensé qu'il fallait parler, sinon je sombrerais plus longtemps et plus profondément dans ma lassitude. « Nous lisions Le Phèdre de Platon. Tu sais ? Je t'en ai déjà parlé. Tu ne t'en souviens pas ? Alors, Platon nous demande s'il est plus sage pour un homme d'aimer celui qui est amoureux ou celui qui ne l'est pas. Selon les discours de Lysias, l'homme amoureux serait trop jaloux. Il voudrait réduire à l'esclavage son bien-aimé. Il essayerait de l'isoler de ses amis et de sa famille. Il lui emprisonnerait dans son amour, tandis que celui qui n'est pas amoureux laisserait faire ce qui l'homme chéri veut faire en toute liberté. Tu vois, à l'antiquité grecque il n'y avait pas de grande différence entre l'amour et l'amitié. Tout le livre nous a l'air un peu bizarre, mais si on imagine qu'il s'agit de l'amitié ou de l'amour entre un homme et une femme, il y a encore une résonance à notre époque. Les féministes, ne disent-ils pas que les hommes réduisent à l'esclavage les femmes au nom de l'amour ? Tu te souviens ce que je t'ai dit de la dernière réunion. J'ai suggéré au groupe que les personnages dans le livre House of Mirth ne pouvaient aimer. Ils s'intéressaient trop à l'argent. Chaque lien social, chaque minute passée avec quelqu'un d'autre a été passé au crible pour voir si on pouvait en tirer une avantage économique. La protagoniste, Lily, n'a pu se marier parce qu'elle était incapable de tomber amoureuse. Et quand j'ai dit cela, toutes les femmes du groupe ricanaient en entendant mon commentaire. "Tomber amoureuse !" s'est avec mépris échappé une des femmes. »

Chouchou ne savais quoi dire. J'ai donc dit, « Alors, qu'est-ce que tu penses ? Faut-il choisir l'homme qui t'aime mais qui veut te dominer, parce qu'il est jaloux, comme toi, ou faut-il choisir l'homme qui n'est pas amoureux ? »

« Qu'est-ce que Platon dit ? » elle m'a demandé.

« Il dit qu'il faut choisir l'homme qui est amoureux, parce que l'amour est une folie divine. L'art, la musique, l'inspiration des oracles, et l'amour sont réalisés grâce à la folie divine qui transgresse l'ordre humain, tandis que la télévision, la bruit de la ville, la lassitude et l'indifférence, c'est l'existence sans la grâce divine. Alors, choisir l'homme amoureux ou l'homme qui n'est pas amoureux ? »

« C'est mieux d'aimer tout le monde. »

« Ah, tu es tout d'un coup devenue très chrétienne. Tu aimes aussi les catholiques ? Même le pape ? »

« Non, je n'aime pas la religion, mais j'aime les catholiques. J'essaie d'aimer tout le monde. »

« Mais, écoute, eh, tu ne t'intéresses pas du tout à ce sujet, n'est-ce pas ? Je dois laisser tomber, non ? D'accord. »

Après un instant, elle a dit qu'il fallait choisir un comptoir et des carreaux pour la cuisine ce week-end. J'ai hoché la tête, et puis j'ai sombré dans la dépression.

« C'est à toi de nettoyer la cuisine. Merci. »

J'ai dit d'accord et ensuite j'ai débarrassé et mis la vaisselle dans l'évier. Je n'avais pas envie de rien. Elle s'est installé dans le canapé pour regarder la télévision. Je me suis installé devant l'ordinateur. Puisque mon ennui m'accable ces jours, je surfe de plus en plus sur la Toile. Je parcours les blogues, et je sais que c'est une perte de temps. Je le fais quand même. Je suis tombé par hasard sur un billet intéressant qui s'appelait « Femmes et pumas ». Dans le billet, une femme découvre que ses amies sortent avec des hommes qui ont l'âge de leurs enfants. La découverte lui fait sentir « dépassée, vieille et ringarde, plus du tout dans l'air du temps », et elle se demande exactement la même question que Platon nous a posé il y a 2 400 ans. Faut-il choisir celui qui est amoureux ou celui qui est un jouet sexuel ?

L'égalité des sexes a raison sur nous. Puisque on voit les hommes mûrs avec les filles chez Molière (L'école des femmes, peut-être ?) il s'ensuit que les femmes mûres doivent tomber dans les bras des jeunes hommes.

Je ne sais pourquoi, mais j'ai laissé un commentaire. C'est une perte totale de temps. Serait-il que je sois la seule âme où les dieux peuvent mettre leur folie ?

5 commentaires:

Edmée De Xhavée a dit…

:)... Votre ennui en tout cas m'a bien amusée. Lily Barth, c'est vrai, elle n'aime pas. Edith Warthon s'en défendait sans doute, le mariage et son asujettissement ne lui plaisaient pas du tout.

Quant à l'ennui... vivez-vous aux USA? (comme moi). Je trouve que tout le monde s'y ennuie, ou fait semblant de s'amuser pour écraser les voisins de son "bonheur". Même moi je m'y ennuie... Mais je ne m'occupe pas de mes voisins.

Et nous aussi, nous allons devoir faire un peu de make-up dans la maison pour la mettre en vente!

Merci de votre visite chez moi!

Ren a dit…

Bonsoir Edmée, oui, en fait, je suis un américain, écrasé sous le poids du bonheur de mes voisins, qui habite à Washington depuis dix ans. :) Si vous vous y rendez un jour je peux vous faire voir notre cuisine.

Merci de votre visite. Que les boîtes de rénovation ne vous abusent pas (trop).

Edmée De Xhavée a dit…

:). Il y a deux ans nous avons fait changer le grenier en delightful family place with great brand new bathroom and jacuzzi, TV space and bedroom with view on a wooded area.

Et on s'est fait voler et voler encore par la "interior designer with years of experience". Je crois que mon seul espoir est la poupée vaudoue à son effigie et une centaine d'épingle.

Colo a dit…

Je me suis laissé emporter avec plaisir par votre texte fluide, votre monde, parfois amusant, si différent du mien.
Je reviendrai...si vous le permettez.
Colo
http://espacesinstants.blogspot.com/

Ren a dit…

@Edmée, oh là là, les sciences occultes ! A vrai dire je pense que les boîtes en savent beaucoup plus que nous autre pigeons. Je suis sûr qu'ils y sont réfractaires.

@Colo, merci bien de votre visite. quelle surprise ! Je vais chez vous aussi.