jeudi 8 juillet 2010

Le cadeau, une idée primitive et assujettissante ?

Après, je ne sais plus combien, est-ce vraiment trois ans ?, Coucou va quitter la compagnie. En signe de son estime, il m'a donné un cadeau aujourd'hui. Tout d'abord quand j'y pense, il s'est tout à fait contredit par ce geste. Une fois, alors que nous parlions de Noël et de ses traditions, il a annoncé, comme à son habitude, que le rituel de offrir un cadeau à quelqu'un est ridicule. A l'époque j'ai essayé de lui dire qu'en effet le geste d'offrir un cadeau est très intéressant. C'est l'une des inventions humaines la plus sublime. Marcel Mauss en a écrit dans son texte le plus célèbre Essai sur le don. Selon Coucou, le don est une obligation, et je lui ai avec enthousiasme répondu que oui. C'est une obligation qui fait des liens sociaux et humains entre les gens. Dans les sociétés primitives, le don établit l'appartenance et le vivre ensemble. Selon Mauss, un don est une prestation totale qui incarne tout aspect d'une société. Un seul paquet innocent représente toute la moralité d'une société. En revanche, notre monde capitaliste exclut et marginalise : Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. Autrement dit, le prosélytisme de nos jours est que c'est chacun pour soi.

Mon enthousiasme ne lui a pas plu. Les obligations sont un assujettissement. Point final. Un don doit être offert sans arrière-pensée et seulement dans un sens unique et de temps en temps on se paye la générosité qui n'est jamais mutuelle. Par exemple, il a décrit qu'une fois il a donné au frère de sa copine un livre d'Ayn Rand, parce qu'il pensait qu'il l'aimerait, parce qu'Ayn Rand et le frère étaient très libéral. Le seul problématique était qu'Ayn Rand et Coucou étaient très athées, tandis que le frère était très catholique. Coucou n'en a rien dit, parce qu'il voulait seulement donner le livre comme un cadeau. Malheureusement, sa copine lui a dit que le cadeau innocent obligerait à son frère de lui offrir un cadeau de la même valeur, de la même qualité. Selon elle, les cadeaux ne sont jamais innocents. Coucou s'est fâché contre cette entrave. Il ne voulait que dissimuler un peu de prosélytisme auprès de son frère sans arrière-pensée et lui montrer que ses idéaux capitalistes n'étaient pas compatibles avec son catholicisme. Il n'espérait pas un cadeau en échange. Il n'avait pas d'arrière-pensée exactement comme Ayn Rand n'avait pas d'arrière-pensée, et selon elle et lui, c'était la vérité évidente.

Je regardais la brique enveloppée en papier cadeau et puis je me suis pensé « Merde, un cadeau. »

Il y a de bizarres ressemblances entre lui et moi. Je déteste les cadeaux aussi, mais en revanche, j'adore l'idée de recevoir un don, mais je n'apprécie jamais ce qu'on me donne. Je suis si vieux, que je ne peux m'imaginer de recevoir un don qui me plairait. Par ailleurs, ce que je veux est un don anti-don. C'est-à-dire je veux que l'on jette tout ce qui ne nous est pas nécessaire afin que nous pouvions vivre librement. On peut commencer par les postes de télévision.

Chouchou m'a récemment fait un cadeau d'un ipod. Au début, j'étais sceptique, parce que je vois tout le monde les oreilles bouchées par ces objets fétiches d'autant plus que Coucou proclame toujours qu'il s'est affranchi de la tyrannie audiovisuelle grâce à son ipod. Il peut vivre comme il veut. Regarder seulement les émissions de radio et télévision qu'il veut et quand il le veut. Petit à petit, j'ai trouvé un emploi pour cet engin diabolique. J'écoute des podcasts de France Culture, mais pas avec les oreilles bouchées. Je n'aime pas non plus de vivre dans une bulle. En revanche, ce don m'a fait entrer dans le 21eme siècle. Je suis la seule personne de mon bâtiment, et vraisemblablement de toute Washington, qui écoute sur un haut-parleur pour lecteur ipod derrière une porte fermée les émissions de France Culture. Je me sens comme le dernier roi barricadé dans son bunker mais complètement libre. A bas les luddites, vive la technologie !

J'ai baissé le volume du haut-parleur et entamé le paquet. C'était le livre Gödel, Escher, Bach : an Eternal Golden Braid. Je le regardais. Tout d'un coup je me suis rendu compte que malgré ma confusion il faut montrer mon appréciation pour le cadeau. Je l'ai feuilleté. Je suis tombé par hasard sur le titre du chapitre XII, Cerveaux et pensées, est-ce qu'on peut dresser une carte entre les cerveaux, l'un sur l'autre ?. « Voilà, c'est le livre le plus important pour toi. En fait, ce chapitre, j'imagine, porte sur l'idée qu'on peut programmer et fabriquer les pensées d'un être humain comme on écrit un programme, comme celui que j'écris maintenant. Un jour, nous construirons des clones de nous-mêmes. Nous deviendrons immortels, n'est-ce pas ? C'est la première question philosophique que tu m'en as demandé mon avis. »

J'ai essayé de me maîtriser. Je cachais de mon mieux toutes les expressions qui voulaient traverser mon visage, stupéfaction, incrédulité, indifférence, ce qui est tout le contraire de mon caractère méditerranéen. Je voulais hurler, « Quoi ? Ce livre est stupide ! Nous nous sommes battus dès le début sur ce qui est dans ce livre et j'ai toujours essayé de dire que c'était bidon ! M'offrir ce livre comme cadeau ? Tu es l'homme ou le plus têtu du monde ou le plus aveugle. Ce livre est comme ta bible. Pourquoi penses-tu que les êtres humains ne sont que des machines ? » Le livre était gigantesque. Mes rayons sont pleins. Où est-ce que je le mettrais ? Je l'ai feuilleté encore une fois. Je me suis dit que le don est toujours sacré. Il a un pouvoir et une moralité. Malgré mon désir de le jeter dans la poubelle, je lui ai souri et dit qu'il semblait intéressant.

Il m'a dit « Tu adoreras ce livre. Il contient des citations de Lewis Carroll. Tu aimes Lewis Carroll, n'est-ce pas ? Il s'agit des mathématiques. Tu es doué pour les maths, non ? » Je l'ai regardé, et puis en supprimant mon irritation envers l'assimilation faite entre mes choix littéraires, mes talents mathématiques et l'extinction de l'humain par l'informatique, je lui ai dit, « Oui, c'est très gentil de ta part. »

Chouchou et moi avons parlé de son départ. J'ai pensé à lui offrir des billets pour le théâtre, mais un étudiant à la faculté de médecine n'aurait pas le temps d'aller au théâtre. Puis j'ai pensé lui offrir ma copie de Hamlet, mais depuis la première fois que je lui ai témoigné ma grande admiration pour ce chef d’œuvre, il m'a toujours proclamé que la pièce était stupide. Pendant un an ou plus, j'ai essayé de le convaincre et puis de le persuader que la pièce était magnifique, mais selon lui Shakespeare est absolutiste et ringard. Un tel don serait une provocation de mauvais goût.

Peut-être je peux lui offrir Essai sur le don par Marcel Mauss ? Je peux m'en acheter une copie en français aussi.

P.S. Si vous pensez m'offrir un cadeau, j'estime, adore, aime les commentaires sur mes billets. C'est un don extraordinaire. Je ferai de mon mieux de vous en rendre un sur vos billets aussi. Merci.

2 commentaires:

Caro a dit…

Il y a tellement de gens qui donnent avec un espoir de retour.
Puis il y a d'autre gens qui donnent continuellement sans arrière pensé.

Ren a dit…

Merci pour ton commentaire qui m'a fait réfléchir. J'ai essayé d'améliorer le texte (les changements sont en rose). Dans l'histoire tous les personnages sont au milieu des deux côtés que tu as évoqués.