dimanche 8 août 2010

Tirade automatique

Vendredi, j'ai reçu un simple courriel de réponse automatique de Trempet, un chercheur dans ma compagnie. Normalement, ce truc m'épargnerait d'angoisser à défaut d'une réponse prompte. Il me rassurerait qu'il n'ignorait pas ma missive, que tout allait bien. Et s'il arrivait un imprévu, tout se résoudrait très vite, comme un horloge à remontage automatique et à système auto-correcteur. Or je ne m'attendais pas du tout de recevoir ce courriel, parce qu'il y avait une minute c'était moi qui répondais à son courriel. Après m'avoir poliment remercié de lui prêter une main, il m'a demandé la prévision de temps pour achever les travaux dont il avait besoin. Je pensais qu'il était dans le bâtiment, mais la réponse automatique a indiqué qu'il serait injoignable et à Paris jusqu'à la fin de la semaine suivante.

Les vacances de Trempet, cela ne me regarde pas. Son zèle, non plus. La prévision des heures, c'est pénible, mais nécessaire dans notre compagnie. Chaque heure est un coût et un prix, dont la différence devient le profit de notre entreprise. Chaque heure proposée est un service des compétences que le client évalue parmi une gamme de propositions. Il achète et nous paye si nos compétences lui conviennent. Nos chercheurs les mieux payées écrivent les propositions de la même manière. D'habitude, ils préfèrent embaucher une armée de jeunes diplômés pour manier les données, en faire des tableaux, et peut-être écrire les programmes qui mesurent l'effet d'une intervention qui se veut plus efficace.

La première fois que j'ai été embauché pour l'un de ses projets, c'était contre son gré. Il voulait une armée, mais elle n'était pas disponible, tandis que je l'étais. Ma patronne a dû lui vendre mes services. Il a fini par m'essayer une fois. Tout est très bien allé. Cette fois-ci, l'un des soldats aguerri de son armée lui a demandé de m'embaucher. Sinon il a averti que Trempet allait tuer le simple soldat infortuné affecté à une corvée abrutissante.

Ce n'est même pas cette corvée qui me gêne. J'ai mes trucs. Je ne prévois qu'une journée de travail. Je garantis qu'il recevra ses données dans un état parfait. En effet, je suis content de me vendre comme ça. Il a besoin d'un service que personne dans la compagnie ne peut accomplir.

En effet, tout va bien au présent, mais son courriel automatique m'a fait demander si tout irait bien plus tard. Le questionnement constant de la valeur d'une chose, de moi-même, selon la loi inexorable de l'argent me tracasse. Vivre selon un constant comparaison entre l'armée et l'expérience, c'est vivre la menace d'une délocalisation quotidiennement. C'est mettre votre esprit dans la devanture d'un magasin et regarder demander le chaland « Cet esprit, qu'est-ce qu'il vaut ? Oh, je n'en ai pas besoin, une armée de simples soldats infortunés ou une poignée d'automates me suffira. »

Et pire, c'est notre boulot de mesurer la valeur des esprits.

Par exemple, la dernière fois que j'ai travaillé pour Trempet, nous avons reçu un tas de données des collèges de ... Il voulait mesurer la valeur ajoutée de chaque professeur aux notes des examens standardisés des collégiens. J'ai dû mettre en ordre toutes les données et ensuite en faire un traitement évaluer combien nous seraient utiles. A mon avis, les données étaient, comme chaque sondage, pleines d’irrégularités. Celle qui me semblait la plus grave était que dans une année scolaire plusieurs élèves semblaient changer de sexe, d'âge, de classe, d'ethnie, ou de programme social.

Comment est-ce qu'ils ont évalué la valeur ajoutée d'un prof quand on n'est pas sûr des caractéristiques les plus basiques des élèves ? Je n'en sais rien. On dit qu'étant donné la qualité des données, nous avons mesuré la valeur ajoutée de chaque professeur ainsi. Il faut pincer le nez, supposer que la théorie et les données sont bonnes, et ensuite prononcer sans broncher vos conclusions. Autrement dit, soyez claire et lucide, malgré tous les évidences contradictoires et les limites des méthodes quantitatives.

D'habitude, un chercheur présente son travail aux chercheurs dans le même domaine, et tout cela tombe promptement dans l'oubli. Or cette fois-ci, nous sommes entrés en pleine guerre entre les professeurs et l'administration d'éducation de ... La réforme éducative en vogue aux États-Unis est d'instaurer la concurrence farouche, parce que l'unique problème dans les écoles, selon les hommes et femmes d'action, est les mauvais professeurs. Il faut les remplacer comme on remplacerait un rouage dans la machinerie de la restauration rapide. Par conséquent, l'administration nous a demandé d'identifier les profs les plus performants par notre évaluation statistique. Nos résultats, arrachés de nos mains, ont été immédiatement cités comme une évidence indéniable que d'une quantité considérable des professeurs ne valaient pas leur salaire.

Je ne sais pourquoi mais son courriel automatique m'a fait penser à ces profs. J'ai mis la tête dans mes mains et je me suis demandé quelle était la valeur de mon travail quand il n'est qu'un rouage dans une machine politique infernale ? La seule réponse est que je travaille seulement pour but lucratif, rien d'autre. Selon ma boîte et les résultats de notre travail, cela doit me suffire. Je mérite ce qu'on me paye.

C'est probable que ces profs ne méritent pas leur salaire. Ils sont inefficace en face d'une armée de jeunes étudiants difficilement éducables. Grosso modo, le système éducatif va très mal de nos jours. En revanche, notre "étude" ne prouvait rien. C'était déjà conclu que le problème principal était les professeurs. L'"étude" n'était qu'un prétexte d'imposer une politique de capitalisme sauvage dans nos écoles. On allait imposer une concours entre les profs pour faire réussir leurs élèves aux examens standardisés.

On ne nous avons pas demandé « Où est le bien-fondé des examens standardisés, de la compétition farouche, du capitalisme comme modèle du meilleur des mondes possibles ? Où est le bien-fondé que le "Race to the Top" de l'administration Obama qui récompense les administrations des états qui imposent des réformes pour mesurer constamment le progrès aux examens standardisés ? Où est le bien-fondé de punir et de stigmatiser les paresseux et récompenser les bosseurs automates ? » On ne nous avons pas demandé pourquoi était-il si difficile d'éduquer les jeunes ?

Et pire, on ne nous avons pas demandé « quels seront les conséquents de cette politique ? »

A mon avis, tout devient de plus en plus standardisé et concurrentiel. Les professeurs vont enseigner un programme basé uniquement sur la réussite aux examens standardisés et s'entretuer en même temps. Les étudiants, qui sont en train de s'entretuer, vont croire que l'éducation est la réussite aux examens standardisés et rien de plus. Quand ils sortent des écoles, ils mépriseraient leur éducation plus que les jeunes d'aujourd'hui la méprisent. Les futurs ouvriers vont penser qu'il faut travailler comme un horloge à remontage automatique et à système auto-correcteur. Et les chercheurs qui nous mesurent constamment ne penseront qu'aux travaux qui les attendront à la rentrée de leurs vacances. Ils partiront pour Paris, ne sauront qu'une poignée de mots français et se prendront pour cosmopolites.

Et quand ils, en vacances, enverront des messages aux personnes qui se demandent des questions tout à fait loufoques, comme quel est vraiment mon rôle dans cette machine déshumanisante, ils les surprendront encore une fois par une réponse automatique qui se voudrait rassurant.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

j'ai la chance de travaillé dans une petite structure, à échelle humaine... l'entreprise aujourd'hui est au coeur du processus de déshumanisation c'est vrai que ça fait peur... merci pour ce témoignage.

Ren a dit…

J'ai du mal à m'exprimer bien dans ce billet. C'est fatiguant et déroutant de se plaindre d'une humanité en voie d'extinction. Merci de votre visite.

Colo a dit…

Que de vérités affligeantes!
Ton billet est parfaitement clair et me touche spécialement pour beaucoup de raisons "humanistiques" et aussi parce que je suis prof, en première ligne donc pour constater...tant de désastres.
Un très sincère merci Ren.

Ren a dit…

Il m'énerve que l'on veuille réduire l'éducation en chose matérialiste et standardisée. Ce que nos sociétés sont en train de faire à nos écoles, c'est obstination de détruire le public en faveur du privé et de la compétition. GRR ! Je n'ai pas même les mots pour m'exprimer.

De nos jours, cet acharnement contre les profs est un cache-sexe de nos propres malheurs et de nos obsessions. Je ne peux pas croire qu'un système d'éducation qui est l'apanage des écoles privés et basé sur la compétition vont échouer massivement en réalité, mais sur le papier tout ira bien.

Merci de ta visite Colo.