mardi 8 juin 2010

Le conseil de ma mère adoptive

Après avoir quitté mon oncle, je suis allé déjeuner. Pizza, bien sûr. C'est le rite de route d'un bon pèlerin. L'homme derrière le comptoir a l'air d'être le propriétaire tout craché mais plus jeune. C'est son fils. Je commende deux tranches de pizza à emporter, et quelques minutes plus tard je suis en route. Avant de retourner chez moi, je me dirige vers la maison de ma mère adoptive, Frau K.

Selon Margaret Mead, toute femme a besoin de trois maris : l'un pour les ébats de jeunesse, un autre pour la sécurité économique, et encore un autre pour tenir compagnie. Si c'est comme ça, tout enfant aura besoin de trois mères : l'une pour vous enfanter, une autre pour vous nourrir, et encore une autre pour vous vouloir. Frau K est pour moi la troisième.

Elle est dans son jardin quand j'entre dans l'allée. Elle me regarde en plissant les yeux. Elle ne me reconnaît pas. Je conduis les deux mains dans l'air gesticulant en sa direction comme pour dire, « C'est moi, c'est moi. Je vous rends visite. » Quand je suis directement devant la maison, elle me reconnaît.

« Quelle surprise ! Comment vas-tu ? » elle me dit. Elle explique ce qu'elle faisait dans le jardin. Son fils benjamin a réparé la lampe hier soir avant l'orage, et elle nettoie où il a mis les câbles. « Tu vois ? Alles en ordnung ! Entre ! »

Avant que je ne puisse expliquer pourquoi je suis venu, elle me dit « J'étais en train de penser à toi. Je me reprochais un peu du fait que je ne t'écris pas. Ach, les courriels. Je me demandais "Où est Go ? Pourquoi ne me rend-il pas visite ?" »

Une mère est toujours une mère. Elle veut ses enfants autour d'elle.

Il est vrai que je ne lui rends pas visite aussi souvent qu'il le faut. Un voyage en Pennsylvanie, c'est épuisant. On est en route plus qu'on est avec la famille. Les riverains sont habitués d'être très proches l'un de l'autre. Elle voit ses deux fils tout le temps. Mon ami K, qui vit dans le Ohio, lui rend visite aussi, mais beaucoup moins souvent que les deux autres. Il se sent un peu oublié. Il me dit, « J'ai besoin de ma mère aussi, mais elle se préoccupe d'eux tout le temps, mais pas de moi. » « Est-ce que tu le lui dit cela ? » je lui demande. « Non. Je dis toujours que tout va bien. » Le cours de la vie est parfois comme un grand fleuve. On tient aux branches qui sont proches et on regrette les autres qui sont plus loin.

Depuis que Herr K est mort, elle tient à ses enfants et à moi aussi, tandis que mes parents sont toujours en quête de se rétablir. Quand j'avais 18 ans et étais en plein rupture familiale, j'ai tenu bon à eux. Je pensais, comme ils m'ont promis, que tout irait très bien après le divorce. Il ne fallait qu'attendre jusqu'à ce qu'ils ne laissassent les choses se calmer, mais ils ont conclu à mon insu un pacte entre eux et contre moi. Ils se sont promis de divorcer et d'agréer que je grandirais tout seul. Ils me l'ont dit beaucoup plus tard, pour me protéger, bien sûr. Quand ma mère me l'a dit, c'était comme une chose banale, comme on annonce l'annulation d'un abonnement à un mari qui s'attendait de lire son journal.

Après le divorce, j'ai passé deux années complètement déboussolé. Au début de la troisième année j'ai rencontré mon ami K et il m'a introduit à sa famille. Je me souviens de ce temps. Je souriais nerveusement. Frau K me parlait très, très, très chaleureusement. Elle adorait me dire « Go ! Tu vas bien ? Je vais te schmucsher. » Le schmucsh ! Cela me terrifiait. Frau K est une femme très robuste. Elle a des poignets et bras très forts et grands, comme un arbre. L'idée terrifiante que je serais schmucshé me pénétrerait et je devenais très nerveux. Après tout, je ne suis qu'un sac d'os. Le frère aîné K adoré me taquinait à ces moments, « Go ! Cours ! Cours vite ! », et puis il éclatait de rire. Tout le monde riait. Tout le temps.

Et maintenant je suis revenu. Nous nous asseyons à la table. Je lui dis que j'ai essayé de lui rendre visite il y a une semaine, mais elle n'était pas là. Ce n'était pas une réponse adéquate à sa demande, mais j'ai bien compris le message : viens plus souvent.

Nous parlons de ma famille. Je lui décris le sacrifice de mon oncle et de ma grand-mère, ma méconnaissance de leur sacrifice, et mon remords. Ma mère adoptive ne me laisse pas parler trop, particulièrement quand je dis quelque chose à rebords de son opinion. Elle m'interrompt et martèle chaque mot avec son accent allemand, « Go, je te dis, si tu veux une relation avec ta grand-mère, tu dois l'appeler. Tu n'as pas besoin de demander à tes parents pour une relation. Si tu veux lui parler, parle-lui ! »

J'ai essayé de dire que je ne voyais pas les choses ainsi. Je pensais qu'il y avait une barrière entre elle et moi, et en effet, il y en a eu. La barrière était que mon oncle et ma grand-mère ne pouvaient plus me parler avec un brin de rancune contre mon père. Coincé entre le fait qu'ils n'aimaient ni le premier ni le second mariage de mon père et le fait que mon père ne pouvait rien comprendre, ils se sont tus. J'ai interprété leur silence comme un rejet, et j'ai vagabondé. Je ne le lui ai pas dit, mais il me semble que je ne l'aurais pas connue, si j'avais eu un rapport avec mon oncle et ma grand-mère.

N'importe. Quand Frau K veut parler, elle parle. « Yaber ! » Il est impossible de décrire la joie de ce mot. Yaber ou autrement dit moins vite, Ya aber. Nous autres américains disons la même chose en anglais Yeabut. Est-il comme les Belges qui disent Non peut-être ? Est-ce que les francophones disent dans un seul mot Ouimais ?

Je continue.

« Go, si tu veux lui parler, parle-lui ! C'est simple. »

Ensuite, j'ai essayé de lui expliquer comment je voyais le monde. Nous avons tous besoin de modèles, de mères, d'un repère, d'une transmission honnête entre les générations. Sans cela, on se perd.

« Non. Go. Écoute. » elle dit en prononçant net chaque mot. Je m'impatiente, mais elle veut parler. « J'ai perdu mon père à deux ans. J'ai perdu ma mère à 15 ans. J'étais orpheline, mais j'avais de la chance d'être élevée par ma grand-mère. Et pendant tout ce temps, je n'ai qu'une unique source pour me guider--mon cœur. Si tu suivis ce qui est écrit dans ton cœur, tu en sortiras. »

Un conseil imbattable. Je n'ose même pas un seul ouimais. Je dis, « Oui. C'est vrai. Je ne nie pas ça. Ce que je comprends est que le cœur est un calice. S'il est en pleine santé, il faut se rendre à ses conseils. S'il est empoisonné, il est dangereux... »

« Non. non. non. Go. Écoute. »

« Non. Frau K. Écoutez-moi un instant. » Et à ce point, nous nous parlons au même temps. Elle dit qu'il faut suivre son cœur. Je dis que le cœur a besoin d'un bon médecin. J'ai mis ma main sur son poignet robuste.

« Attendez un instant. C'est que vous êtes mère. Vos enfants vous adorez. Vous êtes chef de famille. Tout le monde vous respecte. Je vous respecte. Quand vous parlez, je dois écouter. C'est comme ça. »

« Yaber, je ne leur impose rien. J'ai de la chance qu'ils me respectent et aiment. » elle me dit presque dans l'embarras d'avoir trop réussi.

« C'est que votre famille est un modèle. Tout le monde peut se sentir libre ici. Tout le monde peut suivre les conseils de son cœur. »

Quelqu'un sonne. C'est Frau Koch. « Ach, si j'ai su que tu avais de la visite, je ne serais pas venue. Ah, c'est Go. Tu es encore très beau ! et très jeune ! » Ces dames allemandes, elles sont espiègles.

Frau Koch s'est assise. Je suis resté quelques instants pour ne pas donner l'impression que Frau Koch me chassait de ma visite, mais je m'imaginais que les deux Frauen voulaient parler en allemand et se faire des plaisanteries.

Quand je me suis levé pour prendre mon congé d'elles, Frau K m'a suivi à la porte. « Va me rendre visite Go. Chouchou et toi pouvez passer un week-end ici. Ce serait génial. Il y a la piscine. N'est-ce pas ? Transmets à Chouchou mes amitiés. Au revoir Go. »

Merci Frau K. Et vous avez raison, vous savez. Suivez les conseils de votre cœur. C'est le conseil le plus sage.

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