mardi 25 mai 2010

Chassé du jardin

Mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: Vous n'en mangerez point et vous n'y toucherez point, de peur que vous ne mouriez. Alors le serpent dit à la femme: Vous ne mourrez point; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.

Genèse 3.3-3.5

Hier j'aurais dû parler à M. Leau-d'eden, mais à huit heures, je ne l'ai pas vu sur Skype. Je pensais qu'il était en retard, comme d'habitude. Je voulais écrire. J'ai fermé l'écran Skype et continué. J'imaginais qu'il me ferait savoir qu'il était prêt dès qu'il serait arrivé en ligne. Entretemps, j'ai écrit mon billet d'hier.

Il ne s'appelle pas M. Leau-d'eden. J'ai choisi ce nom pour lui pour cacher son identité et parce qu'il avait l'air d'être sorti de ce jardin mythique. Il était confiant, aimable, et poli. Il m'a contacté par le site d'échange. Il a écrit « Je serais content de parler avec vous en français et en anglais par Skype. » (En version originale I would be happy to talk with you in French and in English with Skype.) Il a aussi dit qu'il ne travaillait pas donc il aurait beaucoup de temps pour me parler.

J'ai vite découvert que j'avais affaire à un mondain. Oui, il était sans emploi, mais il n'avait pas de temps pendant le week-end, quand je suis facilement disponible. Il n'avait pas de temps le soir non plus. Bien qu'il n'y eusse de décalage horaire, il était impossible de trouver une heure convenable, sauf lundi matin à huit heures. J'ai accepté le rendez-vous. J'arriverais au bureau en retard.

A deux reprises, au début de nos rendez-vous, Sancho m'a vu sur Skype et il m'a envoyé des messages. « Qu'est-ce que tu fais ? Hé, Go, coucou ! » Cela m'a mis dans l'embarras. A l'époque, j'utilisais un vieux ordinateur boiteux qui était très mal en point. Si j'ouvrais un autre écran ou écrivais un message et parlait au même temps, beaucoup de parasites envahiraient le coup de fil Skype. D'ailleurs, il était impossible de parler à M. Leau-d'eden et écrire des messages, mais je parlais en français avec lui. Sancho m'interpellait. Impossible n'est pas français. J'ai donc parlé avec M. Leau-d'eden. Beaucoup de parasites ont envahi la transmission. Sancho se demandait pourquoi je lui répondais lentement, et petit à petit il a compris que j'étais avec quelqu'un d'autre, et il m'a ensuite taquiné « Lâcheur ! »

Oh là là. M. Leau-d'eden, les parasites, l'ordinateur boiteux, Sancho, les messages. Quel désordre ! Et maintenant lâcheur !

Les échanges linguistiques, c'est une aventure. Bien sûr, on est là pour parler dans une langue étrangère et pour l'entre-aide. On donne et prend. C'est aussi le plaisir de se dévoiler lentement. C'est un défi de trouver un bon sujet de conversation. C'est un rencontre avec une autre culture. Et c'est un laboratoire où on essaie de s'exprimer bien. C'est le fruit dans le jardin d'eden.

Il y a des gens qui ne considèrent pas leurs propos discutables. Je les perds comme un distrait perd ses clefs. Dans les conversations avec mes fidèles, on essaie de trouver la meilleure expression de nos idées. On commence avec un "je pense que...", l'autre dit "Non, je pense que..." et enfin peut-être on dirait "mais voilà, est-ce qu'il y a un élément en commun qui réunit les deux..." On termine la conversation plutôt satisfait.

Avec M. Leau-d'eden, c'était différent. Je savais qu'un jour il me quitterait, mais entretemps je voulais voir dans son monde mondain. J'étais comme un ssserpent qui glissssait et posait des quessstions. Qu'est-ce qu'il y a derrière le rideau ? Comment se fait-il qu'il a l'air beau (je n'ai jamais vu son visage), qu'il habite sans emploi à une très grande ville, qu'il a beaucoup d'amis, qu'il a vécu à Paris, qu'il s'est marié jeune, qu'il demande, voire exige, un emploi intéressant, tandis que ma vie était tout le contraire. Je me suis marié vieux. Les femmes ne me faisaient aucune attention. Je n'ai pas d'amis à Washington. Je n'ai jamais vécu à Paris, bien que nous deux soient venus de la campagne. Je ne me vois pas du tout capable de choisir un emploi intéressant. Et si j'étais à sa place, je serais hors de moi d'angoisse. Sans emploi et marié ? Et pas de souci ?

Vous savez, Chouchou s'inquiète que j'écris trop. Elle me dit le matin. Auras-tu un emploi dans l'avenir ? Je lui dis qu'ils me virent ! Mais c'est du bravache.

Il me semble qu'il voulait uniquement me parler pour répéter les formules utilisées dans un entretien. Une semaine je lui ai donné un entretien simulé. Sancho nous a interrompu, et après il n'était pas tout à fait disponible. On s'est donné rendez-vous les lundis matins.

Vous autres mondains, je vous dis que je ne suis pas bête. Oui, vous pouvez débarrasser de moi facilement. Tout ce qu'il faudrait est de me le dire directement. Mais jusqu'à cet adieu, je présume une fidélité. C'est pourquoi quand Sancho m'a affublé du lâcheur, j'ai hésité et cherché une réponse pour lui rassurer que j'étais pas lâcheur. cela m'a mis dans l'embarras.

Il n'y a pas de clefs pour entrer dans ce monde. J'ai perdu les miens. J'ai donc essayé ce qui était sous la main. Quand il est arrivé en retard pour le prochain rendez-vous, je lui ai taquiné « Ah, M. Leau-d'eden vous voilà ! Peut-être vous êtes lâcheur ! »

Ce mot ne l'a ni étonné ni mis dans l'embarras. Dans un éclair, il m'a répondu « Qu'est-ce que vous entendez par ça ? » J'ai été pris au dépourvu. J'ai vite expliqué toute l'histoire sur la question de fidélité. Il a dit « Mais la fidélité implique une relation basée sur un entente mutuel. Je pense qu'on n'a pas franchi cette étape dans notre relation. » Ma blague est tombée à plat. « Écoutes, je plaisantais. » je lui ai dit. Sans ciller, il m'a dit qu'il a juste continué la plaisanterie.

Je n'ai jamais éprouvé d'un tel sang-froid sur les questions de la fidélité. Il disait qu'il plaisantais, mais comment a-t-il pu trouver sous la main tous ces clefs qui ouvrent, ferment et laissent entrevoir les portes à la fidélité ?

Hier soir, je lisais The House of Mirth par Edith Wharton. Au dernier passage que j'ai lu hier soir, Selden vient de quitter une soirée où les nouvelles de Lily de qui il est tombé amoureux lui ont ébranlé. Il marchait dans les rues de la ville de New York pour lui éclairer les idées. Dans la rue il a vu un autre hôte qui était à la soirée. Edith Wharton a écrit pourvu que le dernier s'en tenait à des généralités, Selden maîtriserait ses nerfs.

J'ai tout de suite pensé à M. Leau-d'eden. Et dire que je pensais qu'il s'agissait de savoir se tenir à table.

A 9 heures, j'ai vu sur Skype qu'il était là. Je lui ai écrit que je ne l'avais pas vu. Il m'a répondu « Salut Go ». Perplexe, je lui ai répété que je ne l'avais pas vu, et j'étais désolé. Pour montrer que c'était bien, je lui ai demandé s'il voulait parler la semaine prochaine. Il a dit qu'il était là à huit heures, et non, il ne serait pas disponible. « Quand vous seriez disponible donc ? », je lui ai demandé. Il a répondu qu'il m'avait vu, mais il ne m'a pas écrit.

Je n'avais pas les clefs de lui souhaiter... Mais quels sont les mots ? Souhaiter qu'il va bien, qu'il prospère, qu'il réussit ou juste qu'il soit heureux. Nos conversations m'ont plu. Bien que nous n'avons pas franchi cette étape mythique dans notre relation, je serai toujours fidèle à lui. Au revoir M. Leau-d'eden. Je vous souhaite tout le bonheur que notre monde offre.

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