dimanche 16 mai 2010

Je ne suis pas le monde

Quand j'ai pensé écrire sur ma conversation hebdomadaire d'une heure avec M. Leau-d'eden, j'imaginais d'écrire un billet très court, mais après avoir ressassé la conversation, il me semble que je pourrais écrire un billet interminable. Nous n'avons parlé que de nos activités de la semaine passée. J'ai assisté à une réunion et lui a eu un interview avec une entreprise. De nos deux oignons, nous avons mélangé nos expériences et avons fini par faire une soupe de nos expériences.

Ayant envie de ne plus lui embêter, je l'ai invité à lire et co-rédiger un document Google qui contenait des liens aux articles que je partageais avec mes autres correspondants. Je pensais bon ébaucher auparavant notre discussion par choisir des sujets qui nous intéresseraient, parce que la lecture mutuelle est une façon merveilleuse d'égaler la connaissance d'un sujet. Après quoi, on a un but. On évite des questions maladroites et décalées. On crée un lien entre deux êtres séparés de maintes kilomètres et de maintes différences culturelles et linguistiques.

Il a rejeté ma proposition par le biais qu'il n'avait pas de compte Google. Par conséquent, j'ai ouvert un compte MSN pour l'inviter à un document MSN, mais il a aussi rejeté cette démarche. Lundi matin, je me demandais s'il allait me parler, mais il était là. Sans mot dire, il s'est emparé de la nature de notre conversation. Nous éviterions de parler de tous les sujets qui pourraient embêter. Nous ne lirions aucun article pour égaler les connaissances. Nous parlerions de tout et de rien. Je resterais chez moi, lui chez lui. Peut-être cette absence pourrait-elle vider la conversation de toute substance ? Je vous jure mon cher lecteur que nous pouvons supprimer tout ce qui nous gêne, mais la nature humaine immuable qui n'est ni optimiste ni pessimiste nous révélera ses secrets, même dans les conversations les plus mondaines.

Heureusement, pour moi, je lui ai déclaré que pendant la dernière réunion de mon groupe de lecteur sur Alice au pays des merveilles il n'y avait aucune polémique. On a apprécié le livre. J'ai constaté que le groupe en venait à m'apprécier comme un membre qui contribuait à la conversation, tandis que la dernière fois on me pensait raisonneur. Il n'en a rien dit là-dessus sauf une précision sur la définition du verbe apprécier. Au début j'ai dit que le groupe m'apréciait de plus en plus, mais il a dit que le verbe français était plus précis que son homologue anglais. On apprécie une distance. C'est-à-dire on juge une distance, une grandeur, la vitesse. On apprécie ou discerne une nuance. On apprécie la musique, mais on n'apprécie pas quelqu'un de la même manière. J'ai bien apprécié cette précision. Il ne serait pas bien de dire que l'on m'appréciait plus qu'avant. Avant tout, ma nature était la même et immuable.

Puisqu'il ne connaissait ni le livre ni son auteur, Lewis Carroll, il ne me restait plus rien à dire. Je voulais parler du livre. Il était très intéressant. Par exemple, même si rien du livre n'était vrai, même si les mots de Lewis Carroll n'étaient pas dans le dictionnaire, tous les membres du groupe ont entrevu la nature insaisissable de l'humanité. Nous avons entrevu ce qui ne pouvait être apprécié. Par exemple, dans un chapitre la tortue fausse décrivait les différentes branches de l’arithmétique -- ambition, distraction, mochification, et dérision. Nos branches de l’arithmétique sont l'addition, la déduction, la multiplication, et la division. En détournant nos branches un petit peu, il est arrivé à trouver une autre réalité que nous ne voulons toujours voir, voire que nous ne nous permettons de voir.

Ma mémoire et ma confiance m'ont fait défaut au cours de la conversation. Je n'ai retenu que certaines femmes voulaient parler mal de l'auteur, parce que selon plusieurs sources Lewis Carroll était un pédophile. Il a photographié des jeunes filles nues. Elles n'ont pas expliqué pourquoi cela devrait nous intéresser, et puisque le monde circonspecte n'aime pas les polémiques, nous avons laissé tomber le sujet. Leurs propos m'ont pris au dépourvu. Je ne pouvais rien dire pour sauver l'homme, qui a inventé le mot mochification, de la mochification des femmes qui voulaient démontrer la signification de son néologisme. Elle se sont emparés de son image et l'ont déchirée.

Sachant bien que M. Leau-d'eden n'aimerait pas entendre dire toutes ces balivernes sur la définition du mot mochification, je lui ai demandé s'il était nécessaire de se souvenir du côté obscur d'un écrivain quand on lisait son livre ? Et puis on s'est posé une suite de questions. Faut-il mettre en prison Roman Polanski ? Faut-il se souvenir de Michael Jackson comme un pédophile ? Comment est-ce qu'on peut résoudre que dans chaque personne il y a un côté obscur et un côté visible ?

M. Leau-d'eden a dit qu'en France on pense qu'il est ridicule de poursuivre Roman Polanski après trente ans de son crime. Moi, je ne connais ni l'histoire ni ses films. Quant à Michael Jackson j'ai dû subir le supplice d'écouter ses chansons en boucle. A chaque fête, a toute soirée l'on a fait jouer ses chansons. Et comme touriste américain en Europe, j'ai encore une fois dû subir un drôle de taquinerie à cause de lui. En 1986, j'étais pour la première fois en Europe. Je voulais voir le monde dont j'étais très curieux, mais qui me restait hors de portée de mon petit coin de la Pennsylvanie rurale. J'étais avec trois touristes américains de route dans les rues de Barcelone. Un autre groupe de quatre touriste européens du même âge, de la même éducation, et de la même niveau de vie nous ont interpellé, « Hé ! Êtes-vous américain ? »

Il n'était pas souvent que j'ai rencontré des Européens pendant mes premiers vacances en Europe. Entouré d'eux, mais ne jamais ayant le contact, nous étions interloqués, presqu'heureux que nos semblables voulaient nous parler.

« Oui », nous leur avons répondu parfaitement naïfs et ignorants de l'effet de notre hégémonie culturelle. Après quoi, ils ont commencé à chanter « Vous êtes le monde. Vous êtes les enfants ! » Et ensuite ils se sont esclaffés.

Après que j'ai raconté mon histoire triste à M. Leau-d'eden, j'ai ajouté que j'avais honte à l'époque, mais lui, il ne pouvait pas comprendre pourquoi. Il pensait que la chanson était belle. Nous, selon lui, était le grand nous mondial qui avons de l'argent et qui voulons en donner aux plus démunis.

Comment les temps ont changé depuis 1984 ! Selon Wikipedia, la chanson serait reconnue comme étant l'inspiration d'un mouvement qui s'occuperait de problèmes sociaux. Dave Marsh, le biographe de Bruce Springsteen, a dit qu'elle serait responsable pour avoir ébranlé la façon dont l'on frabriquait la musique et la signifiance. A l'époque, je connaissais aussi la chanson Do They Know it's Christmas qui était sortie un an avant We are the World. J'ai mis tous les deux dans le même sac, de la foutaise larmoyante et sentimentale.

Pourquoi encore une chanson ? N'ont-elles pas dit la même chose ? Mais non. We are the World s'est emparé de nos esprits et de notre identité et qui se souvient de l'autre chanson ou de son auteur, Bob Geldoff ? Le secret réside dans les paroles. Nous sommes le monde, selon M. Leau-d'eden, voulait dire que nous nous reconnaitrions dans toute l'humanité. Nous sauvrions nos propres vies. Or selon le spécialiste de la famine, Alex de Waal, le malheur éthiopien a été causé par une guerre civile et par l'incompétence du gouvernement éthiopien. La sécheresse a aggravé tous les malheurs qui sont exclusivement subis par les pauvres, mais causés par un manque colossal de préparation des dirigeants du pays. M. de Waal croit que l'effort humanitarien a prolongé la guerre, parce que l'aide a été détourné pour financer l'achat des armes au lieu de nourrir son peuple.

J'avais du mal à lui expliquer qu'à l'époque Nous sommes le monde voulait dire que les États-Unis étaient le monde, que nous nous sommes emparé de l'identité mondiale par la tyrannie de l'émotion larmoyante. Il n'en a rien compris. J'ai ajouté qu'on pouvait trouver cette aggressivité identitaire partout. Les conservateurs américains adorent dire qu'ils sont les vrais américains. Les gens comme moi qui parlent français, qui boivent de temps en temps un cappuccino, qui lisent les livres et les journaux sont des étrangers à peu près. Ils se sont emparés de l'identité nationale par la tyrannie d'une autre émotion. Peu importe, je ne suis ni le monde ni un américain authentique, et cela ne me dérange pas.

Puisqu'il voulait me montrer qu'il m'a compris, il m'a envoyé un lien à une parodie de cette chanson par les Guignols. En écrivant ces mots, j'ai découvert que M. Leau-d'eden a fait une volte-face mirobolante. A-t-il compris ma honte, mais voulait-il me taquiner davantage ? Ou a-t-il été tellement naïf qu'il croyait qu'on peut s'imaginer le monde, et après que j'ai expliqué mon expérience, il a vite changé d'avis ? Qui sait.

Je pense qu'il tient aux deux versions. La version originale était la meilleure façon de s'emparer de l'identité mondiale. La version Guignol en est la pire façon, mais, selon lui, le clip ne représentait pas la manière générale dont les français abusent les américains.

Oui, évidemment il y en a des autres qui sont infiniment plus subtiles.

Nous avons terminé notre conversation avec la narration de son premier interview dans lequel il a dû parler avec trois personnes du monde multiculturel du commerce--un Australien, une Américaine et un Anglais. Il était très fier qu'il a pu comprendre et se faire comprendre malgré ce mélange d'accents anglais. L'Australien était sympa, l'américaine avait un accent particulière, mais l'accent de l'Anglais, qui était le chef de l'équipe, lui a surpris. Il a bien compris ces mots, mais son attitude était très arrogante. Il est arrivé en retard. Il n'a dit pas bonjour. Il ne lui a même pas posé une question. Il s'est vite installé derrière son ordinateur portable, a dit qu'il n'avait pas beaucoup de temps, et puis ne pas le regardant, il a dit à M. Leau-d'eden d'écrire une rédaction dans 5 minutes pour le convaincre de l'embaucher. L'Anglais a quitté la pièce, et quand il est rentré après 3 minutes, il lui a demandé « Terminé ? »

Je ne savais quoi dire sauf que c'était bien d'avoir des entretiens. M. Leau-d'eden pensait qu'il serait content d'être embauché par cette compagnie.

Ah, l'optimisme. Il peut transformer la merde du monde accaparé par les arrogants en miel. Moi, je suis tellement fêlé et décalé des mœurs de nos jours que je refuse d'avaler mon malheur au miel merdique. Je préfère savourer le malheur nature.

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