samedi 1 mai 2010

Leçon d'écriture

Un menteur est toujours prodigue de serments. --Corneille, Le Menteur

Quel est mon métier ? Je n'en dis rien sauf que je dois marier les chiffres avec l'écriture. Les résultats sont parfois d'un engourdissement mortifère. Néanmoins je persiste à travailler dans une carrière qui m'oblige à écrire et à résister la tentation de me rendre braque davantage.

Cette semaine j'ai dû écrire un texte de douze pages dans lequel j'ai expliqué comment je suis arrivé à calculer des chiffres et puis je les ai interprété pour justifier ma recommandation.

Vous vous êtes endormi ? Je ne vous en veux pas. C'est mon métier qui est à blâmer. Je lui devrais mon respect parce qu'il paye ma part, mais il me semble plutôt comme un souteneur qui troque mon innocence dans le monde d'affaires et mon ignorance relative quant à l'écriture technique contre 8 heures. Cela se reproduit chaque jour depuis 10 ans et continuera pour encore plusieurs ans voire indéfiniment.

Je ne suis pas du tout doué pour l'écriture. J'ai été le cancre de mes cours d'écriture à l'université. C'était un choc total. Toutes les années de ma jeunesse, tellement convaincu que ma potentiel valait mieux que mes habilités réelles. Je n'ai jamais fait attention aux petits détailles comme la structure parallèle d'une suite de phrases, l'usage correct d'un mot, thèse, antithèse, synthèse. J'étais tellement ignorant de tout cela que je me suis trompé en pensant qu'il n'avait aucune importance. J'ai tout simplement ignoré ce qu'il était nécessaire pour écrire bien. Depuis ma première leçon d'écriture je lutte chaque instant pour rectifier mes défauts, mais savoir écrire semble un rêve impossible. Je ne m'aperçois que Shakespeare écrit magnifiquement, les journalistes de Le Monde semblent savoir écrire très bien, et mon écriture semble loin inférieure d'eux. Comprendre pourquoi ces mots-ci ne sont pas à la hauteur de ceux des journalistes, je n'en ai aucune idée.

On me dit qu'il faut lire les journaux et tenir un journal intime, mais je ne vois aucune amélioration. Chaque fois que j'écris un texte pour ma compagnie, il m'est rendu couvert de commentaires en encre rouge, et le dernier texte n'a pas fait exception à cette règle. Cela m'irrite, mais la plupart du temps je me dis, « Tiens Go, tu ne sais pas écrire. Voilà une correction. C'est bien. Reçois avec grâce les commentaires. Tu arriveras un jour à comprendre. » Ce n'était pas le cas cette fois-ci. J'en suis sorti de mes gonds.

Tout d'abord le texte devait être livré au client ce vendredi. J'étais loin en avance sur les prévisions. En fait, je l'ai déjà écrit il y a deux semaines. Le texte était une mise à jour d'un texte que notre compagnie a écrit il y a belle lurette, mais le texte était bourré de formules compliquées et truffé d'explications impossibles à suivre. Je l'ai réécrit de fond en comble, parce que le client a demandé un texte plus lisible. J'étais sûr qu'une répétition du texte précédent serait un désastre. Je l'ai réorganisé, éliminé toutes les formules compliquées, expliqué les formules simplifiées dans un langage claire, qui voulait dire que j'ai dû comprendre l'inintelligible et puis j'ai livré mon texte à une révision d'assurance de qualité, ce que nous appelons à ma compagnie "Quality Assurance Review". Je l'appelle « Go au pays de l'humiliation gratuite. »

J'ai dit à la personne qui allait m'humilier parce qu'elle en avait le pouvoir et qu'elle pensait bien exercer son pouvoir au pied de la lettre, de fixer sa propre échéance pour réviser le texte et de me le remettre à cette date. Elle a attendu au dernier moment de me le rendre. Je n'avait qu'un jour pour réviser le texte selon ses commentaires. Elle avait moins de trois commentaires qui assuraient la qualité, mais la plupart du temps, elle n'a souligné qu'aux passages où j'écrivais à la voix passive. Selon elle, il faut réécrire tout le texte à la voix active, parce qu'elle facilite la compréhension.

Si j'avais deux ou trois jours pour repenser tous les passages et les mettre à la voix active, cela ne serait pas grave. Mais réécrire chaque passage écrits à la voix passive à cause d'un conseil encourageant la voix active dans certains cas, c'est excessif. C'est une punition, voire une humiliation. Après quelques heures de révision, je suis allé voir ma patronne pour vérifier s'il fallait changer tout. Selon elle, c'était évident. La voix passive, c'est incompréhensible. Il faut toujours écrire à la voix active. Je lui ai proposé que mon texte portait sur des formules. Je n'ai pas réinventé l'arithmétique personnellement. J'ai décrit des formules pour que le lecteur puissent les comprendre. La plupart des phrases de mon texte vont comme celle-ci « Ce chiffre est divisé par un autre. » Je ne vois aucune raison pour la voix active. « Mais si, » elle m'a dit, puis elle m'a demandé d'écrire « J'ai divisé ce chiffre par l'autre. » Il serait facile de l'écrire tout. « Si ce n'est pas facile pour toi, tu peux voir la rédactrice, » qui est devenue ma prochaine destination.

« Pourquoi toujours écrire à la voix active ? » je lui ai demandé. Elle est plus aimable que ma patronne, mais nerveuse, comme elle craignait quelque chose. Elle m'a répondu que la voix passive est conseillée juste aux cas où il fallait cacher le sujet d'une action. Par exemple, la phrase « Des erreurs ont été faites, » cache le sujet de l'action. C'est utile, peut-être pour l'administration qui ne veut pas se révéler incompétent. A part de cette explication, elle n'était pas sûre, elle m'a envoyé un lien à une page de notre compagnie qui expliquait comment choisir entre la voix active et passive.

Sur cette page, cet exemple formait la première paragraphe. La deuxième expliquait le cas où la voix passive était appropriée. Par exemple, les phrases « Je ne supprimerai aucune information en écrivant à la voix passive. En fait, aucune information ne serait perdu, pas du tout. » démontrent que la voix passive peut mettre en proximité la même idée dans deux phrases.

Malgré cette explication lucide, il fallait réécrire le texte et donner le résultat à la patronne. Mercredi, j'étais tout prêt pour le livre au client, mais la patronne voulait une assurance davantage. Un nouveau salarié a dû examiner le texte et vérifier que j'ai bien copié les chiffres des tables au texte. Il l'a fait, mais il a soulevé une objection à une phrase que nous utilisions dans tous les documents mais qui n'était pas forcément claire. A ce point, c'était inquiétant que j'ai dû subir trois assurances de qualité, et pire la phrase était une casse-tête. Il l'a réécrite, mais l'amélioration était minimale.

Comme je disais, je ne sais pas bien écrire. J'ai examiné la phrase en me demandant comment l'écrire mieux. Après une ou deux minutes de réflection et d'angoisse, j'ai vu que le problème était que la phrase contenait deux sujets, un total annuel et un moyen mensuel, dont l'enchaînement causait la confusion. Il fallait les briser en deux pour expliquer mieux les deux idées. J'ai écrit les phrases et puis les ai envoyées à tout le monde. Un quatrième assureur de qualité a enchaîné les deux phrases et ma patronne a dit tout de suite qu'elle préférait sa version.

Je ne vous dis pas les mots obscènes que j'ai proférés à ce courriel maudit. Après m'être calmé, j'ai écrit au quatrième « Ma phrase, méritait-elle cette révision ? » Selon lui, elle était maladroite.

J'en avais marre. Je suis allé à la rédactrice pour lui montrer les deux versions. Elle a vite choisi la version enchaînée. Selon elle, les deux sujets ont dû être liés dans une seule phrase. Pas de question là-dessus. Je suis allé à deux autres personnes. La mienne était meilleure, parce qu'elle était explicite, claire, et plus lisible. Encouragé, j'ai envoyé les deux à l'autre rédactrice qui est toujours un peu nerveuse. Elle a choisi la mienne. Bien que les deux phrases courtes fussent plus abruptes, le sens des phrases était immédiatement compréhensible, tandis que l'autre était plus difficile à comprendre comme un texte écrit exclusivement à la voix passive pour cacher l'identité d'un sujet.

« Quelle était votre version ? Qui a choisi l'autre ? » elle m'a demandé. Je lui ai dit, « L'autre rédactrice, ma patronne, et deux autres personnes ont choisi l'autre. Vous, deux personnes sélectionnées au hasard dans le couloir et moi préférions la mienne. Les premiers semblaient tout à fait inflexibles là-dessus tandis que nous justifions notre choix selon des critères claires et bien formulés. » Elle m'a timidement souri et puis m'a dit « Si c'est comme ça, je vous conseille de choisir l'écriture qui plaît à votre patronne. C'est l'écriture qui marche le mieux. »

Sans blague !

3 commentaires:

Cath'rine a dit…

Je souris en vous lisant...je souris et je me vois dans le même parcours du combattant...mais on m'a dit qu'après tout si le client souhaitait la médiocrité il fallait aller dans ce sens...moi je sais pas faire, je ne peux pas faire...voyez où ça me mène...nulle part.

Ren a dit…

Merci. Cela m'a fait du bien de voir votre commentaire.

georges a dit…

Cath'rine a raison à ce qu'il semble. Pourquoi tant faire d'histoire dans votre compagnie pour une voie ou l'autre? Certainement pour plaire au client, non? Prenez-le à la rigolade, c'est mieux.