mercredi 7 avril 2010

La grandeur des arbres à l'oeil nu

Moi, je suis invisible. Il faut l'admettre. Et il faut depuis longtemps que je ne m'en remette plus ni à la Toile ni aux collègues de bureau pour me rendre visible. Mes pouvoirs d'invisibilité sont tellement forts qu'à ce moment ma voisine de bureau reçoit un visiteur qui me fait une mine placide et insensible chaque fois que je le vois. Bien sûr, je peux rompre le sortilège quand je lui dis bonjour, mais je pense que mon pouvoir magique est devenu tellement fort que même après le sortilège est rompu, il a des ennuis de sortir de l'enchantement et n'arrive qu'à me bredouiller un bonjour mécanique. En revanche, il y a des failles dans mes puissances occultes. Par exemple, ma nouvelle voisine de bureau qui a commencé il y a quelques mois, me dit bonjour chaque matin. Elle semble réfractaire à tous les sortilèges qui me rendent invisible. La plus puissante, c'est la routine. L'ambition en est une autre. L'autosatisfaction, l'amour-propre, l'arrogance, la peur, l'obsession, les manies, l'égocentrisme, même la haine sont des puissants sortilèges aussi. Tout cela ne semble jamais l'empêcher, mais je crains qu'un jour, la routine aille nous rattraper et l'ensorceler.

Beaucoup de choses sont invisibles même à moi. Hier dans la petite matinée, je me suis aperçu de la présence de quelque chose dans le voisinage tout à fait de magnifique. Dans la lumière rose de l'aurore, les oiseaux chantaient à plein coeur aux faîtes des arbres. Leur chant m'a fait regarder en haut. Ensuite je me suis rendu compte que tous les arbres en pleine fleur étaient remplis d'oiseaux. Ils les ont transformés en amphithéâtres des chorales d'oiseaux chanteur. Afin de saisir l'envergure de leur royaume subrepticement inséré dans le nôtre, j'ai dû regarder autour de moi. Je me suis tourné plusieurs fois. Les oiseaux étaient partout et les arbres dont j'ignorais des années me semblaient tout d'un coup agrandir et devenir des géants. Je me sentais plus petit auprès d'eux, mais tant mieux reconnaissant de ce qui m'entoure.

Aujourd'hui je suis sorti pour retrouver la même sensation de merveille. L'appareil photo à la main, je me promenais en quête d'une jolie image.

C'est toute une affaire de prendre des jolies photos de la nature dans le voisinage. La ville est trop agressive pour faire des photos en dilettante. Les arbres sont trop grands pour l'objectif. En fait les câbles coupent l'image, les voitures dans la rue envahissent le cadre, les maisons détournent l'attention du sujet. Les oiseaux qui sont très jolis à l'oeil nu se fondent vite dans le paysage. C'est surprenant combien leurs couleurs sont assortis à ceux des arbres. Même quand ils atterrissent sur le sol, ils gardent une distance prudente loin du photographe. Les fleurs étaient les uniques sujets de mes photos qui coopéraient, mais la lumière du flash a rendu l'image irréelle. Quand même, la ville ne pouvait m'empêcher de les sentir, voire de m'attirer dans les allées pour en découvrir plus.

J'ai laissé tomber ma carrière naissante de photographe apprenti et continuais sur mon chemin. Je regardais en haut et écoutais les sons. Vite, je me suis aperçu de l'invasion sonore des voitures et des climatiseurs. C'était une guerre entre la nature et la ville et il va de soi que c'est la ville qui efface toujours la nature. J'ai dû chercher les endroits plus calmes pour retrouver le royaume des oiseaux.

Je ne sais comment, mais ce matin n'était pas comme hier. Que j'étais plus distrait, la ville était plus envahissante ou la routine a déjà émoussé mon émotion, je ne suis arrivé à retrouver ni la grandeur des arbres ni l'enchantement des oiseaux. La routine, Ô comme vous êtes un malin et méchant sorcier. Vous rendez toute beauté invisible.

N'empêche. Je sortirai demain à la petite matinée pour retrouver la visibilité de l'invisible et m'établir bien assorti au monde mieux vu à l'oeil nu.

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